Jeudi matin très tôt, une embarcation de pêcheurs délabrée, surchargée de 350 réfugiés et migrants animés par l’espoir d’atteindre les côtes européennes, a commencé à prendre l’eau à quelques kilomètres au large des côtes de Libye.
D’après les survivants, le bateau a coulé car de l’eau s’infiltrait par des fissures apparues sur la coque. Les passagers entassés sous le pont, essentiellement des Subsahariens ayant payé leur traversée au rabais, n’ont pas réussi à s’échapper par les écoutilles, trop étroites.
Le gros des 196 survivants font partie de ceux qui se trouvaient sur le pont, et qui ont pu rejoindre le rivage à la nage ou s’agripper à l’épave jusqu’à ce que des pêcheurs, des garde-côtes et des membres du Croissant-Rouge libyen viennent les secourir.
Ahmed, 27 ans, originaire de la ville tunisienne de Tataouine, a raconté s’être agrippé à un morceau du système d’échappement du moteur pendant des heures, et avoir vu son ami d’enfance se noyer avant d’être secouru. « Nous n’avons même pas dit à notre famille que nous partions », a-t-il dit, les larmes aux yeux. « Nous pensions qu’il y avait peu d’avenir pour nous en Tunisie, mais maintenant mon ami n’a plus d’avenir du tout. »
Lorsque la recherche de survivants a pris fin jeudi soir, l’épave a été remorquée jusqu’au port de Zouara. Au crépuscule, les membres du Croissant-Rouge, des travailleurs du port et des bénévoles ont extrait les corps à grande peine par les écoutilles. Le pont a finalement été entièrement arraché pour faciliter le retrait des cadavres. Il a été fait appel à des travailleurs migrants d’origine subsaharienne – communément employés dans des métiers manuels en Libye – pour participer au dégagement des corps.
« L’un de ces hommes maniait les corps comme s’il déchargeait un cargo, sans la moindre expression sur le visage », a commenté un bénévole local. « Je sais que tous les Subsahariens ici à Zouara économisent pour se rendre en Italie, alors je lui ai demandé s’il comptait toujours prendre un bateau pour l’Europe. Il m’a fixé d’un regard inexpressif et m’a dit : "Je suis complètement perdu". »
Trois options, plus funestes les unes que les autres, s’offrent aux migrants en Libye : ils peuvent tenter de traverser la Méditerranée sur un bateau de passeurs décrépit ; rentrer chez eux en tentant une traversée tout aussi périlleuse du désert ; ou rester en Libye, où il y a peu de travail et où les conditions sont déplorables et peu sûres.
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que jusqu’à présent cette année, au moins 2 400 migrants sont morts en mer en tentant de rallier l’Europe, pour l’essentiel lors de la traversée de la Méditerranée centrale entre la Libye et l’Italie.
Beaucoup perçoivent néanmoins le bateau comme leur seule option. Le déclin de l’économie libyenne s’accompagne d’un recul de l’emploi dans un pays dont le marché du travail était autrefois considéré comme lucratif. « Je suis effrayé à l’idée de prendre le bateau, mais que puis-je faire d’autre ? », a dit Mohamed, un ouvrier agricole soudanais de 31 ans travaillant actuellement à Tripoli. « Je ne peux pas rentrer chez moi sans rien car j’aurais trop honte, et il y a si peu de travail ici en Libye, je vais devoir prendre le bateau. »
Accroupi à côté de lui, sous un pont autoroutier de Tripoli où les migrants attendent dans l’espoir d’être choisis pour une journée de travail, Ahmed, jeune guinéen de 19 ans, secoue la tête. « J’ai vu les bateaux. Ce sont de mauvais bateaux, et ils font monter trop de monde à bord », a-t-il dit. « Je voulais y aller, mais quand je suis arrivé et que j’ai vu les bateaux, j’ai décidé de renoncer. » Il prévoit à la place de présenter une demande de visa pour l’Europe une fois de retour en Guinée, bien qu’il n’ait pas la moindre idée de quand ce sera.
« Je ne m’aventure pas dans cette mer », a dit James, 23 ans, du Ghana. « Hos de question. Je pensais le faire, mais maintenant que j’ai vu la réalité, c’est hors de question. »
Il est arrivé en Libye il y a un an, dans l’intention de marcher dans les pas de son frère qui a réussi à rejoindre l’Italie en 2013. « Il m’a dit de ne pas venir. Ça fait deux ans qu’il est là-bas et il n’a toujours pas de papiers, de travail ou d’argent. Il a dit qu’il était trop difficile de faire sa vie en Italie, et m’a conseillé de rester en Libye ou de rentrer à la maison. »
« Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas retraverser le désert – c’était trop dur et j’ai trop souffert. Après trois jours dans le désert, je n’en avais plus rien à faire de mourir. »
Le financement du voyage retour pose également problème, alors que les ouvriers agricoles et qualifiés peinent à trouver un emploi régulier. À l’heure actuelle, le dollar est fort contre le dinar libyen au marché noir, ce qui signifie que les places sur les bateaux ont chuté à 500 dollars seulement - un prix souvent inférieur à celui de l’éprouvante traversée du désert.
« Il me faudrait un an pour économiser suffisamment d’argent pour rentrer chez moi, si l’on ne me vole pas », a dit James, en faisant allusion à la menace permanente que représente le vol. De jeunes hommes, souvent armés, accostent les travailleurs en fin de journée pour leur racketter l’argent qu’ils viennent de gagner et leurs téléphones portables.
Pour chaque migrant optant pour un retour à la case départ, de très nombreux autres restent prêts à risquer la traversée en bateau. Même le fait de connaître des amis ou de la famille ayant péri ou disparu en Méditerranée n’est pas toujours dissuasif. Porthé est un Sénégalais de 28 ans. Il continue d’économiser pour rejoindre l’Europe, bien que ses deux parents soient morts en tentant la traversée il y a deux mois. « On m’a dit qu’ils étaient morts en mer et je le crois car je n’ai plus jamais eu de leurs nouvelles, mais je vais quand même y aller. Je n’ai plus de famille ni quoi que ce soit d’autre au Sénégal à présent, alors je vais abandonner ma vie aux mains de Dieu. »
Tous parlent de poursuivre leur périple ou de rebrousser chemin. Personne ne veut rester en Libye, plongée dans la guerre civile depuis le soulèvement de 2011 qui a entraîné l’éviction de Mouammar Kadhafi, au pouvoir de longue date.
De retour à Zouara, désormais célèbre pour être l’un des principaux points de départ des bateaux de passeurs, des habitants ont manifesté en centre-ville jeudi pour appeler à la fin du trafic de migrants. Ils brandissaient des pancartes rédigées en arabe, en anglais ou en tamazight – leur langue natale – taxant les passeurs d’assassins.
Ces derniers jours, les autorités locales ont arrêté trois Libyens accusés d’être impliqués dans le trafic de migrants, et ont exigé davantage de soutien de la part du gouvernement de Tripoli pour renforcer leur action contre les passeurs.
Texte de Tom Westcott, photos de Mohamed Ben Kalifa
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