La Turquie se sert-elle de la guerre contre l’État islamique comme prétexte pour s’en prendre aux Kurdes ?

À la fin du mois de juillet, la Turquie a lancé des frappes aériennes contre l’autoproclamé État islamique (EI). Les États-Unis ont salué cette initiative, la considérant comme un tournant dans la mise au point d’une stratégie conjointe pour lutter contre le groupe islamiste.

Or le lendemain, Ankara a également relancé sa campagne militaire contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en bombardant notamment des bases rebelles dans les montagnes du nord de l’Irak, de l’autre côté de la frontière. Une guerre civile sanglante a opposé la Turquie et les séparatistes du PKK pendant 30 ans, jusqu’à ce qu’un cessez-le-feu soit conclu en 2013.

Les États-Unis considèrent le PKK comme un mouvement terroriste, mais son équivalent en Syrie est un allié de premier plan dans la lutte contre l’EI. Le président américain Barack Obama a intimé la Turquie de ne pas se servir de l’EI comme prétexte pour bombarder les rebelles kurdes, mais d’après les dirigeants du PKK, c’est exactement ce qu’elle fait. 

Est-ce bien la réalité ? IRIN a analysé les chiffres.

Les frappes

Depuis les premiers jours de l’offensive (où trois frappes aériennes ont été menées), la Turquie n’a plus dirigé d’attaques contre l’EI. En Irak et à l’extrême est de la Turquie, cependant, on les compte par dizaines. Le gouvernement turc ne rend pas publics le nombre exact ni le lieu de ses attaques, mais selon Metin Gurcan, ancien membre des forces spéciales turques devenu analyste de la crise, le PKK a été visé par cinq séries d’attaques. Il estime qu’au total, 300 frappes ont été lancées, dont un grand nombre depuis des obusiers Storm basés près de la frontière turco-irakienne.

De même, le nombre de combattants tués est presque incomparable : seulement neuf extrémistes de l’EI, contre près de 400 séparatistes kurdes.  

Les deux zones de conflit ne sont pas vraiment proches. Comme le montre la carte ci-dessous, près de 600 kilomètres séparent les deux secteurs bombardés. 

Au vu de ces seules données, il semblerait que la Turquie donne largement la priorité à la lutte contre le PKK. « Les frappes aériennes contre le PKK sont bien plus vastes et stratégiques. L’EI n’a été frappé que trois fois, avec seulement cinq munitions », a précisé M. Gurcan.

Cependant, la Turquie a également autorisé les États-Unis à utiliser une base stratégique pour s’attaquer aux islamistes et a promis de multiplier ses propres assauts. « La Turquie a entièrement le droit de lutter contre un mouvement internationalement reconnu comme terroriste qui a lancé des centaines d’attaques ces derniers jours », a dit à IRIN un haut fonctionnaire turc sous couvert d’anonymat, conformément au protocole. Selon lui, les frappes aériennes contre le PKK ont commencé quand ce dernier a revendiqué l’assassinat de deux policiers turcs le 22 juillet. Le PKK affirmait que ces policiers avaient aidé un kamikaze de l’EI à tuer 32 militants prokurdes dans la ville frontalière de Suruç le 20 juillet. 

Les arrestations

Deux mois avant le début de la campagne militaire, des élections parlementaires se sont tenues en Turquie. Pour la première fois depuis plus de dix ans, le Parti pour la justice et le développement (AKP) au pouvoir n’a pas obtenu la majorité, tandis que le Parti démocratique du peuple (HDP), essentiellement kurde, remportait de nombreux sièges (voir le graphique ci-contre). Les quatre partis au Parlement n’ont pas réussi à former une coalition et de nouvelles élections devront donc probablement être organisées.

Le président Recep Tayyip Erdogan, figure de proue de l’AKP, est accusé de relancer la guerre contre les Kurdes pour renforcer son soutien électoral. Le PDP estime que plus de 1 000 de ses membres ont été placés en détention depuis que M. Erdogan a sévi après l’attentat de Suruç, qui, bien qu’attribué à l’EI, ciblait ses sympathisants.

Selon Ege Seckin, analyste de la Turquie pour le groupe de réflexion IHS, M. Erdogan et l’AKP tentent de jouer un double jeu pour garder le soutien de la communauté internationale tout en améliorant leurs chances en cas d’élections anticipées.

« Il est dans leur intérêt de minimiser l’importance des frappes aériennes menées contre le PKK aux yeux de la communauté internationale tout en les mettant en valeur devant leur électorat nationaliste ».

La menace

M. Obama a tenu à rappeler à Ankara que c’est l’EI qui menace le plus la paix mondiale. Mais du point de vue de M. Erdogan, le PKK représente-t-il un plus grand danger pour l’intégrité territoriale de la Turquie ?

Contrairement au jeune État islamique, le PKK est un ennemi de longue date de la Turquie. La reprise récente des attaques rappelle l’âpre conflit qui a fait plus de 30 000 mortes depuis 1984. Après le cessez-le-feu de 2013, on espérait la signature d’un accord de paix historique cette année, mais cet optimisme s’est évaporé le mois dernier, quand le PKK a de nouveau perpétré des attentats meurtriers et déclenché la riposte rapide et de grande ampleur de la Turquie.

En Turquie, nombreux sont donc ceux pour qui le PKK est plus dangereux que l’EI. 

Pour défendre leur point de vue, ils peuvent d’ailleurs s’appuyer sur le nombre d’attentats commis depuis le 1er juin sur le territoire turc. Le PKK a mené des dizaines d’opérations dans tout le sud du pays et même, plus récemment, à Istanbul, la plus grande ville du pays. L’EI, en revanche, n’a opéré que trois attentats.

Le nombre de victimes des deux mouvements est équivalent depuis que 32 civils ont été tués dans l’attentat de Suruç. Par contre, les cibles sont bien différentes. Le PKK s’en est surtout pris à des agents de l’État — des militaires et des policiers — tandis que l’EI a visé des civils (voir le diagramme ci-dessous).

CONCLUSION

Des frappes aériennes aux arrestations, les chiffrent tendent à donner raison à ceux qui affirment que la Turquie se soucie davantage de combattre le PKK plutôt que l’EI.

Devant l’imminence de nouvelles élections, les calculs politiques n’y sont certainement pas pour rien. Les États-Unis et d’autres pays occidentaux ont beau considérer l’État islamique comme la menace la plus immédiate pour la Turquie, les dirigeants au pouvoir à Ankara ne semblent pas être du même avis.

Par Joe Dyke et Noah Blaser