Le soir tombe sur les versants arborés du mont Selouane. En file indienne ou par groupes d’amis, de jeunes hommes d’Afrique de l’Ouest descendent péniblement à flanc de coteau vers la périphérie poussiéreuse et désordonnée du village marocain de Shadia.
Chacun ou presque porte une bouteille d’eau vide. Comme tous les jours, ils vont les remplir gratuitement aux robinets installés à l’extérieur des quelques épiceries du village. Ils viennent aussi pour se connecter à Internet, consulter leur Facebook, appeler chez eux ou prendre des nouvelles des amis qui ont réussi à atteindre l’Europe.
À la nuit tombée, ce village agricole où poussent les appartements à demi achevés se transformera à nouveau, sous l’oeil vigilant des villageois. Les Ouest-africains seront repartis vers la relative sécurité de la forêt, où ils sont plus de 1 000 migrants en situation irrégulière à camper.
Shadia se trouve à 20 km de la ville de Nador, voisine de l’enclave portuaire espagnole de Melilla, porte d’entrée de l’Europe. Tel est l’objectif des habitants temporaires du mont Selouane : ils espèrent, à force de chance ou d’audace, franchir cette porte et accéder à une vie meilleure.
Mais les obstacles sont nombreux. Il est presque impossible d’éviter les gardes-frontière marocains, de franchir les trois séries de clôtures de sécurité et les barbelés, d’esquiver les détecteurs de mouvements et les caméras de sécurité et d’échapper à la Guarda Civil espagnole. Depuis fin février, un seul homme a tenté l’aventure, qui s’est soldée par un échec quand il s’est cassé la jambe en tombant d’une clôture haute de neuf mètres.
Cela aurait pu être pire. L’année dernière, 15 migrants se sont noyés quand la Guardia Civil a tiré sur eux des balles souples et des gaz lacrymogènes alors qu’ils tentaient de contourner à la nage une digue séparant le Maroc de Ceuta, l’autre enclave espagnole. Le ministre de l’Intérieur espagnol a affirmé que ses hommes n’étaient pas responsables de ces morts.
Les migrants qui en ont les moyens peuvent louer une embarcation pour 1 500 dollars environ pour traverser le détroit de Gibraltar. Pour 5 000 dollars, ils peuvent traverser la frontière de Melilla dans le coffre d’une voiture, en croisant les doigts pour éviter les gardes-frontières et les rayons X, comme cela se fait communément avec des articles de contrebande.
Parmi les hommes et les femmes qui campent près de Shadia, rares sont ceux qui disposent de telles sommes. Pour eux, le Maroc marque la fin d’un périple qui leur a parfois pris des années, une destination non voulue à quelques kilomètres à peine de leur véritable objectif.
« Ce n’est pas facile de retourner en arrière, ce n’est pas facile d’aller en Europe, ce n’est pas facile de rester ici », a résumé « Biggy », migrant nigérian de 31 ans qui se trouve au Maroc depuis quatre ans. Cet homme de près de deux mètres aux dreadlocks soignées porte les cicatrices des coups reçus par les gardes-frontière marocains et espagnols. Il a tenté à de nombreuses reprises d’escalader la clôture ou d’atteindre l’Espagne en barque, toujours en vain.
« Ce qui préoccupe tous les migrants, c’est de savoir comment quitter le Maroc », a expliqué Sy Mamadou Lamine, qui enseignait les mathématiques en Guinée jusqu’il y a quatre ans. « Ce n’est pas un pays où un immigré peut gagner de l’argent pour aider sa famille [restée au pays]. C’est un pays où les jeunes Marocains n’ont pas d’emploi, alors nous, encore moins. »
Le Maroc a toujours été un pays de transit et génère déjà lui-même 3,4 millions de migrants.
Mais pour les milliers de migrants d’Afrique subsaharienne qui arrivent chaque année, le pays est devenu un goulet d’étranglement. Les gouvernements marocain et espagnol travaillent en tandem pour les empêcher de traverser la Méditerranée et de se rendre en Europe.
L’itinéraire marocain est maintenant le moins emprunté par les migrants d’Afrique souhaitant se rendre en Europe. D’après les autorités espagnoles, 4 043 « migrants en situation irrégulière » ont réussi à atteindre l’Espagne depuis le Maroc en 2014. Ils sont en revanche 170 664 à avoir traversé la Méditerranée centrale vers l’Italie et Malte.
La ville de Nador est particulièrement dure envers les migrants. « Nous sommes sur la ligne de front », a expliqué Hicham Arroud, marocain travaillant pour l’organisation non gouvernementale (ONG) locale de défense des droits de l’homme ASTICUDE. « La stratégie des forces de sécurité à Nador, sous la pression de l’Union européenne et de l’Espagne, est de repousser les migrants loin de la frontière. »
Le 10 février, la police a balayé le mont Gourougou, qui surplombe Melilla, rassemblant à force de coups quelque 1 200 migrants. Les agents ont brûlé leurs tentes et leurs maigres possessions et les ont fait grimper dans des bus en direction du sud, où ils les ont abandonnés en périphérie de Rabat, Fès et Casablanca. Grâce aux pressions exercées par des associations de défense des droits de l’homme, la police ne les expulse plus à la frontière algérienne, comme c’était le cas auparavant.
L’avertissement par le gouvernement marocain que d’autres camps de migrants seraient démantelés, notamment ceux qui entourent Selouane et Ceuta, a déclenché le jour même un assaut désespéré de la clôture entourant Melilla. Selon les autorités espagnoles, sur les plus de 600 migrants qui ont tenté de s’introduire dans l’enclave, 35 seulement ont réussi.
Douze camps de fortune de migrants d’Afrique subsaharienne sont éparpillés sur les coteaux secs et calcaires du mont Selouane.
Gravir ces versants s’apparente à une étude archéologique des migrations : on y trouve des tentes abandonnées depuis des années, des chaussures, des morceaux de vêtements, un pistolet à eau pour enfant et même des haltères faits de bouteilles en plastique.
Chaque camp qui se dresse parmi les arbres est un assortiment de bivouacs à même le sol rocailleux, couverts de bâches en plastique et de couvertures. Certains migrants rassemblent leurs abris, tandis que d’autres préfèrent s’isoler pour qu’il soit plus difficile pour les forces de sécurité marocaines d’attraper tout le monde par surprise.
Les camps sont plus ou moins divisés en secteurs anglophone et francophone, puis par pays et enfin par ethnie. Mais ces séparations ne sont pas strictement respectées et les migrants se réunissent tout simplement par affinités. Ainsi, des Igbos du sud-est du Nigeria côtoient des Camerounais francophones.
La société marocaine considère les camps comme des zones de non-droit, pourtant ils possèdent tous des règles. Les plus organisés sont les Igbos du Nigeria, qui se réunissent traditionnellement en collectifs d’entraide par village ou district et reproduisent ce système où qu’ils aillent.
Des comités sont chargés du bien-être et attribuent, par exemple, des tentes aux nouveaux arrivants et d’autres sont responsables de la discipline. Le vol est sanctionné par des coups de fouet, administrés par « quelqu’un de la taille de Biggy », selon « Nicodemus », qui, en bon affabulateur, tente de se distinguer de la majorité nigériane qui l’entoure en prétendant être un réfugié de Sierra Leone (mais personne ne le croit).
Des bars se sont créés plus loin dans la forêt de Selouan — et même des tentes « hôtels » — dans une zone appelée « Bolingo » (« amour » en lingala congolais). Il y a aussi de la prostitution : des femmes offrent aux Marocains et aux migrants des services sexuels contre de l’argent.
Le trafic de femmes, principalement nigérianes, est mentionné dans presque tous les rapports sur les migrations au Maroc et jusqu’en Europe.
Selon une étude saisissante de la société d’experts-conseils Altai, les Nigérianes victimes du trafic seraient soumises pendant toute la durée de leur périple à la menace de pratiques vaudou à l’encontre de leur famille. Almudena Vaquero, psychologue pour la délégation des migrations du diocèse de Tanger, met cependant en doute l’idée selon laquelle toutes les femmes seraient exploitées et n’auraient aucun contrôle sur leur propre vie.
« Chaque camp est un microcosme différent », m’a-t-elle dit. « Ce n’est pas plus facile lorsqu’on est une femme, mais ce n’est pas toujours plus difficile non plus. »
Les Nigérians avec lesquels j’ai discuté m’ont dit que les femmes étaient vulnérables pendant le voyage et cherchaient donc généralement un « mécène » pour les aider financièrement ou un homme pour les accompagner. « Les filles arrivent généralement en ville grâce à l’argent de quelqu’un », a expliqué Ihama, bénévole à ASTICUDE.
Si elle tombe enceinte ou s’engage dans une relation, « alors [son compagnon en devient] responsable et [doit] rembourser au [mécène] l’argent dépensé pour son transport », a-t-il dit. Les publications sur le sujet dénoncent des arrangements bien plus sinistres, qui placent les femmes en situation de servitude pour les dettes contractées pour leur voyage, qu’elles doivent rembourser, souvent en se prostituant.
Ihama, qui se trouve depuis 15 ans au Maroc, a mentionné une association de défense de tous les migrants appelée ECOWAS – référence ironique au sigle anglais de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest – qui cherche à maintenir une relation pacifique entre les migrants et à tempérer les rapports avec les Marocains.
L’association joue également un rôle dans la coordination des fuites. À Gourougou, la montagne qui surplombe Melilla, les migrants se sont entraînés pour franchir la clôture. Ils ont fabriqué des échelles et des crochets pour faciliter l’escalade des grillages. La montagne a été en grande partie évacuée par une violente descente de police en février, mais des migrants s’y trouvent toujours pour surveiller d’éventuelles failles du système de sécurité de la frontière.
« Nous savons que la clôture est impossible [à franchir], mais nous espérons toujours avoir une chance un jour », a dit M. Lamine, le professeur de mathématiques guinéen. « Chaque jour, des gens vont voir s’ils peuvent trouver un moyen de passer. »
Le Maroc est communément perçu comme le gendarme « externalisé » de l’Europe du sud, un partenaire stratégique essentiel.
Le pays a signé une kyrielle d’accords avec l’Union européenne (UE) dans le but de renforcer la sécurité frontalière et a reçu en retour des millions de dollars de financements. En 2006 seulement, l’UE a versé 80 millions de dollars pour la gestion des frontières.
Le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme parle de « logique donateur/bénéficiaire » selon laquelle « l’aide économique et l’octroi de visas dépendent de la capacité du Maroc à contrôler efficacement les flux de migration ». Mais la relation entre le Maroc et l’UE est plus complexe que cela.
L’Espagne et l’UE veulent externaliser la sécurité des frontières et le Maroc a été le premier pays méditerranéen à signer un partenariat pour la mobilité avec l’UE dans le cadre de la Politique européenne de voisinage visant à favoriser une « Approche globale de la question des migrations et de la mobilité », principalement en luttant contre l’immigration illégale.
Le Maroc a cependant refusé de signer un accord de réadmission compris dans le partenariat pour la mobilité. Un tel accord obligerait non seulement le Maroc à réadmettre ses propres citoyens résidant de manière illégale ou s’introduisant clandestinement dans l’UE, mais également les étrangers ayant transité par le Maroc.
« Le Maroc ne fait pas tout ce que l’UE lui dit de faire, ce serait trop simpliste », a dit Camille Denis, de l’ONG de défense des droits des migrants GADEM. Elle a souligné que des négociations concernant la réadmission étaient en cours depuis l’an 2000.
Le Maroc est un partenaire stratégique essentiel pour l’UE en Méditerranée. Un accord de libre-échange est en discussion et le port de Nador, au nord du pays, est en train d’être élargi. Les liens avec l’Espagne sont exceptionnellement forts.
« L’Espagne ne critique jamais le Maroc sur la question des migrants. Ils sont économiquement complices : le Maroc cherche à vendre ses produits agricoles en Europe, ses oranges de Nador. Les entreprises espagnoles viennent au Maroc en quête de nouveaux marchés en raison de la récession qui frappe leur pays », a expliqué un défenseur des droits de l’homme espagnol travaillant pour un organisme de bienfaisance religieux à Nador qui a souhaité conserver l’anonymat.
Les hommes et les quelques femmes qui campent dans les forêts qui surplombent Shadia sont méfiants envers les visiteurs. Ils font preuve d’une peur paranoïaque d’être identifiés et craignent constamment une éventuelle descente de police.
« Si j’étais en Europe, vous pourriez me prendre en photo, montrer mon visage, pas de problème. J’aurais accepté. Je voudrais que mes proches chez moi soient au courant », a dit « Austin », colosse plein d’humour, mais qui ne plaisante pas sur la protection de son image.
Certains ont mis de nombreux mois, jusqu’à plus d’un an, pour arriver ici. Ils sont venus du Nigeria avec un faux passeport, ont traversé le Niger, parfois le Mali, puis l’Algérie avant de passer la frontière marocaine, pourtant officiellement fermée. La durée du voyage « dépend de ton porte-monnaie », a expliqué Biggy.
La plupart d’entre eux ne veulent pas s’installer au Maroc et préfèrent poursuivre leur route, envers et contre tout. « Je ne veux pas goûter à ce qu’il y a au Maroc », a dit Biggy. « Je veux souffrir jusqu’au bout et en finir avec ça. »
« Quand tu es au Maroc, tu n’as accompli que 20 pour cent. Si tu arrives en Europe, tu as accompli 80 pour cent » de ton objectif de nouvelle vie, estime M. Arroud. « Personne ne veut prendre le risque de se faire attraper et jeter à la frontière algérienne. »
Nombre de migrants trouvent du travail en chemin pour payer chaque étape du voyage, dont les pots-de-vin nécessaires pour soudoyer les policiers et les autorités. Biggy, comme beaucoup d’autres avec lesquels j’ai parlé, a été dépouillé de son argent pendant le voyage, mais il a également, comme c’est parfois le cas, reçu l’aide d’autres jeunes hommes qui se dirigeaient eux aussi vers le nord.
Maintenant qu’ils sont arrivés à Selouane, les hommes tentent de rassembler de l’argent en contactant des gens qui pourraient les aider ou se préparent à retourner en Algérie pour trouver du travail dans l’espoir de revenir avec assez d’argent pour louer une embarcation. Mais ces fanfaronnades sonnent creux.
« On m’avait dit que l’Europe était un pays de cocagne, mais je ne savais pas que ce serait si difficile d’y aller. Le Maroc devrait arrêter de nous mettre des bâtons dans les roues », a dit Nicodemus. « Je ne peux pas rentrer chez moi sans avoir réussi. Si je regardais ma mère dans les yeux maintenant, elle ferait une crise cardiaque. »
Selon les estimations, le Maroc compte entre 30 000 et 40 000 migrants en situation irrégulière. La majorité d’entre eux viennent du Cameroun, du Nigeria, de Guinée, du Sénégal, du Mali et de la Côte d’Ivoire. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a en outre enregistré 3 580 personnes relevant de sa compétence, notamment de Syrie, de la République démocratique du Congo et de Côte d’Ivoire.
« Il faut bien comprendre que tous les migrants ne quittent pas leur pays pour cause de guerre ou de problèmes politiques », a souligné Victory Idada, qui a suivi des études de droit pendant deux ans dans son Nigeria natal. « Beaucoup d’entre nous sommes là pour aider nos familles. Il y a aussi d’autres critères : le destin, l’énergie, qui pousse à aller de l’avant. »
C’est l’ambition d’une vie meilleure qui incite à s’engager dans ce long et traumatisant voyage et qui permet d’endurer les terribles conditions de séjour au Maroc. Pour Mme Denis, du GADEM, ceux qui ont eu le courage de se lancer dans cette éprouvante aventure ne méritent pas moins que les autres d’être protégés.
En 2013, le gouvernement a fait une étonnante volte-face en matière de politique migratoire : il s’est détourné de la ligne dure centrée sur la sécurité et a lancé d’importantes réformes.
Sous la pression des ONG nationales et internationales et embarassé d’avoir été pris à partie par les Nations Unies, le roi Mohammed VI a accepté les recommandations du Conseil national des droits de l’homme, dont une proposition de régularisation temporaire de tous les migrants non autorisés et la cessation des expulsions sommaires à la frontière algérienne.
Le roi s’est également engagé à mettre en oeuvre une politique d’intégration des migrants au Maroc, décision qui pourrait avoir des conséquences considérables en ce qu’elle reconnaît un changement des dynamiques migratoires, le Maroc n’étant plus simplement un pays de transit. Mais les financements pour l’application d’un tel programme sont limités et le droit du travail, qui donne strictement la priorité aux Marocains, reste intact.
Ces réformes sont généralement perçues comme « une affirmation d’indépendance et un refus de se plier aux désirs de l’Union européenne », a observé Hein de Haas de l’International Migration Institute. « Les réformes pourraient aussi avoir l’avantage de renforcer les relations stratégiques du Maroc avec les pays d’Afrique subsaharienne. »
Le Maroc cultive ses intérêts politiques et commerciaux en Afrique de l’Ouest, tout en revendiquant sa souveraineté sur l’ouest du Sahara. Ses liens de longue date avec le Sénégal auront été renforcés par la régularisation d’un certain nombre de migrants sénégalais après les demandeurs syriens.
La mise en application de ces mesures par le gouvernement marocain a cependant été moins radicale, notamment en raison des conditions fixées. Après enquête, moins de 18 000 migrants en situation irrégulière avaient été régularisés en début d’année sur les 27 000 qui en avaient fait la demande. Il convient toutefois de remarquer que toutes les femmes pouvaient être régularisées, quelle que soit leur situation. D’après des associations de défense des droits de l’homme, sur tous ces migrants régularisés, 5 000 sont des Syriens, qui devraient plutôt être considérés comme des réfugiés ou des demandeurs d’asile.
Le programme de régularisation tel qu’appliqué par l’État marocain n’est pas destiné aux hommes qui campent dans les montagnes autour de Nador. Seuls 100 migrants de toute la région de Nador ont obtenu une carte de séjour. Trois d’entre eux seulement étaient des hommes, dont un footballeur professionnel.
Les bénéficiaires du titre de séjour d’un an sont plus souvent d’anciens étudiants en recherche d’emploi ou des Philippins employés dans des familles de la classe moyenne marocaine, qui sont entrés légalement sur le territoire, mais dont le visa a expiré.
« Ici les gens pensent que tous les migrants d’Afrique subsaharienne traversent [la frontière Algérienne par la route] à Oujda, pour rester en tant que migrant en situation irrégulière », a expliqué Mme Denis. « Mais ce n’est pas vrai. Beaucoup arrivent à l’aéroport, mais restent une fois que leur visa est arrivé à échéance, à cause de la difficulté à obtenir des papiers et de la politique de l’emploi qui privilégie les Marocains. »
« Il est important de noter qu’il y a bien plus d’Européens en situation irrégulière ici que de personnes d’Afrique subsaharienne », a-t-elle ajouté. « Typiquement, les Européens travaillent avec un visa de touriste, mais ils peuvent aller en Espagne tous les trois mois puis revenir. »
On peut trouver du travail au noir au Maroc, dans le bâtiment par exemple, mais les chances sont limitées pour les anglophones et les risques de se faire exploiter sont élevés. La plupart des migrants sont donc contraints de mendier dans la rue pour survivre.
Quelques ONG distribuent un peu de nourriture et des bâches en plastique. D’après Biggy, il y a aussi un petit réseau économique souterrain basé sur des arnaques aux faux billets et un peu de trafic de cocaïne.
Vivre sur le mont Selouane a l’avantage d’être gratuit, mais même si les migrants voulaient s’installer à Nador, il leur serait difficile de louer un hébergement à un habitant et ils seraient constamment harcelés par la police. « À Nador, nous ne sommes pas des Arabes, nos sommes des Amazighs [Berbères] », a précisé M. Arroud. « Pour des raisons historiques, nous sommes réservés et peu ouverts aux étrangers. »
Biggy dédaigne l’idée d’être régularisé et de rester au Maroc. Son objectif est d’atteindre l’Europe et de gagner de l’argent pour aider sa famille. « Totues les étapes du trajet sont de la merde. Le Maroc te bouleverse complètement », m’a-t-il dit. « Mais d’ici, nous pouvons voir les lumières [de Melilla] et nous organisons la suite. »
L’après-midi touche à sa fin et un groupe d’Igbo est réuni pour préparer le repas du soir : du riz et un simple ragoût de tomates. Des gorgées de vodka bon marché sont versées dans des fonds de bouteilles en plastique coupés faisant office de tasses.
Les hommes maintiennent que le Nigeria n’a rien à leur offrir. Le nouveau gouvernement de Muhammadu Buhari élu cette année sera exactement comme le précédent. D’ailleurs, migrer est un droit « que nous ont enseigné tous les Européens [en venant en Afrique] », a souligné un homme.
Ils sont prêts à exercer les emplois les plus ingrats tant qu’ils sont payés en euros, « ça fait beaucoup d’argent » une fois changé en nairas nigérians. Ils ne s’inquiètent pas du racisme et de l’essor de l’extrême droite en Europe.
Dans l’imaginaire populaire marocain, tous les Africains sont considérés d’un seul bloc comme « des criminels malades, et les femmes comme des prostituées », a dit M. Arroud, d’ASTICUDE.
La couverture de l’un des Maroc Hebdo de novembre 2012 était bassement intitulée « le péril noir ».
Malgré les apparentes tentatives de plus en plus nombreuses de l’État de promouvoir l’intégration, « les interactions sociales entre migrants et Marocains restent limitées », a remarqué Katherina Natter de l’International Migration Institute de l’université d’Oxford.
Au mois de juillet, un migrant est mort et un autre a été gravement blessé lors de l’expulsion par la police des étrangers du district de Boukhalef, dans la ville portuaire de Tanger. Les policiers ont fait monter de force les personnes rassemblées dans des bus en direction de Rabat et Taroudannt, plus au sud.
Le GADEM a condamné les évictions « discriminatoires » et les articles « haineux » envers les migrants qui sont apparus en ligne quelques semaines avant cette opération policière. L’ONG s’est déclarée préoccupée par « le climat de plus en plus intolérant qui règne au Maroc, ainsi que par la haine démontrée à l’encontre des étrangers noirs ».
Les autorités marocaines « semblent partir du principe que tous les résidents noirs de Boukhalef sont des squatteurs, alors que certains sont des locataires légaux ou ont au moins passé un accord informel avec leur propriétaire », a précisé le GADEM dans son communiqué.
L’année dernière, un étudiant sénégalais a été assassiné à Tanger lors d’une rixe entre migrants et Marocains.
Les régularisations sont un pas dans la bonne direction, mais la non-application aux migrants des principes des droits de l’homme, que l’Espagne et l’UE dans son ensemble ont pourtant le devoir de faire respecter, est néanmoins préoccupante.
Le défenseur des droits de l’homme espagnol a dénoncé l’illégalité en vertu du droit international des mesures espagnoles de renvoi immédiat des migrants au Maroc, le recours à la violence « absolument disproportionné » par les forces de sécurités des deux côtés de la frontière et le transfert en bus des migrants détenus au Maroc vers les villes du sud-ouest, même s’ils bénéficient du statut de réfugiés ou s’ils ont déposé une demande d’asile.
« Les régularisations ne doivent pas servir à masquer le non-respect des droits de l’homme », m’a-t-il dit. « La pression constante de l’Espagne et de l’Europe conditionne les mesures politiques prises par le Maroc à l’égard des migrants. »
Il y a contradiction entre le libéralisme des réformes annoncées par le roi et les descentes policières dans les camps de migrants du mont Gourougou, le discours officiel de « nettoyage » de la frontière nord et les protocoles de sécurité de plus en plus stricts établis avec l’Espagne, a remarqué Mme Natter.
Le gouvernement a annoncé en février que tous les permis de séjour seraient automatiquement prolongés à leur expiration. Mais M. Arroud ne pense pas que l’État permettra une autre série de régularisations pour les nouveaux demandeurs, ni qu’il réétudiera les demandes rejetées l’année dernière par des tribunaux aux procédures d’examen opaques.
« Je pense que ce qui est fait est fait. La seule façon d’avancer serait que le roi accorde une amnistie générale », m’a-t-il dit. « C’est ce gouvernement islamique qui a décidé des critères de régularisation. L’État est raciste, il pense que tous les migrants sont des chrétiens et il a peur d’eux. »
La migration est cependant aussi une question de politique intérieure. Les réformes et le nouveau discours promouvant l’intégration sont sortis de nulle part, dans un pays où les migrants étaient jusque-là présentés comme une menace.
Deux nouvelles lois importantes sur la migration et sur l’asile attendent d’être présentées au Parlement. La première devrait intégrer les nouvelles mesures prises par le roi.
Selon Mme Natter, la confusion sur la voie à suivre traduit « l’ambigüité caractéristique des politiques marocaines en matière de migration, qui cherchent à satisfaire à la fois les intérêts politiques européens, africains et nationaux ».
Selon Mme Vaquero, la psychologue, l’impatience face à l’attente sans fin et l’angoisse générée par la pauvreté et les circonstances sont le fardeau habituel de la plupart des migrants.
« Je suis vraiment surprise de leur force [mentale]. Lorsqu’ils quittent leur pays, ils pensent qu’ils doivent faire ce qu’il faut [pour atteindre leur destination]. Ils ne reculent pas avant de ne plus avoir la moindre force. Et ils ne se battent pas pour un rêve impossible… »
« Il est important de leur donner de l’espoir, a-t-elle ajouté, car s’effondrer ici [où les services de soutien psychologique sont limités], ce n’est pas du tout comme s’effondrer en Italie. »
Derrière les fanfaronnades des hommes de Selouane – les « ne pas se rendre » et les « seuls les plus forts survivent » – se cache leur réalisation d’avoir perdu plusieurs années. Ces conversations commencent généralement par « si j’avais su… » et, après la litanie des mésaventures, ils concluent toujours, résignés, que le voyage n’en valait pas la chandelle.
Mais ils ajoutent invariablement qu’ils ne peuvent pas retourner en arrière.
« Je ne vais pas dire que j’ai fait une erreur, car c’est l’école de la vie », a dit Arnold. « Nous croyons que nous allons arriver en Europe et que si nous n’y parvenons pas, nous ne serons jamais tranquilles. »
Les migrants sont solidaires et souhaitent ardemment que n’importe lequel d’entre eux parvienne à atteindre l’Europe. « C’est bon pour le moral », a expliqué M. Lamine. « Si pendant un ou deux mois personne ne traverse, tout le monde est déprimé. Mais quand tu entends que quelqu’un qui était avec toi la veille est en Europe, cela veut dire que toi aussi tu peux y arriver. »
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