Par Rosie Scammel à Rome et Fotini Rantsiou à Mytilène
L’initiative de l’Union européenne (UE) visant à enregistrer et à relever les empreintes digitales de tous les migrants et réfugiés arrivant en Italie et en Grèce provoque le chaos. Sur l’île de Lesbos en particulier, le nouveau système retarde davantage l’enregistrement des nouveaux arrivants, et des milliers de personnes attendent en plein air depuis plusieurs jours.
L’introduction de « hotspots » - terme par lequel l’Union européenne désigne les principaux points d’arrivée, où il est prévu d’instaurer des systèmes d’enregistrement et de prise d’empreintes plus rigoureux pour les migrants et les réfugiés – est un élément phare du plan controversé prévoyant la relocalisation de 160 000 demandeurs d’asile présents en Italie et en Grèce vers d’autres États membres, sur deux ans.
Approuvé par les dirigeants européens le mois dernier, ce programme de relocalisation n’en est qu’à ses balbutiements : seuls deux hotspots sont opérationnels à ce jour, et seuls 89 Érythréens et Syriens ont été transférés d’Italie en Scandinavie jusqu’à présent. Mais l’approche des hotspots se heurte déjà à de sérieux problèmes.
La plupart des 600 000 personnes arrivées par la mer jusqu’à présent cette année, que ce soit par l’Italie ou la Grèce, se sont soustraites à la prise d’empreintes et ont poursuivi leur route vers le nord de l’Europe. Ce n’était un secret pour personne qu’en vertu du règlement de Dublin, le pays procédant à leur prise d’empreintes était tenu de traiter leur demande d’asile, ce qui les aurait empêchés de la présenter dans le pays de leur choix. De leur côté, les autorités grecques et italiennes, qui accusaient déjà du retard dans le traitement des demandes d’asile, n’insistaient pas pour relever les empreintes des nouveaux arrivants. Mais le quid pro quo de l’accord de relocalisation est que les deux pays se conforment à la nouvelle approche.
En Italie, le premier hotspot a ouvert fin septembre sur l’île de Lampedusa, à l’extrême sud du pays. L’ouverture de quatre hotspots supplémentaires est prévue d’ici fin novembre – trois en Sicile et un sur le continent, dans la région des Pouilles.
Les autorités italiennes affirment qu’à Lampedusa, « on persuade oralement » les nouveaux arrivants de laisser leurs empreintes (la législation européenne en matière de droits de l’homme interdit le recours à la force). « Nous leur expliquons que c’est important [d’être identifiés] pour se rendre dans les pays où ils veulent aller », a dit Mario Morcone, le chef du Département des libertés civiles et de l’immigration du ministère de l’Intérieur. En réalité, les personnes relocalisées ne choisissent pas le pays vers lequel elles sont transférées, et toute personne refusant de laisser ses empreintes court le risque d’être envoyée dans un Centre d’identification et d’expulsion (CIE) fermé plutôt que dans une structure d’accueil ouverte.
Il n’y a eu aucun transfert vers un CIE jusqu’à présent, car tout le monde a accepté de se plier à la prise d’empreintes, a dit Carlotta Sami, porte-parole de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Le HCR appuie cette nouvelle procédure, a-t-elle ajouté, en insistant toutefois sur le fait qu’une approche humanitaire était nécessaire. « On devrait identifier et relever les empreintes de tout le monde », a-t-elle dit à IRIN. « C’est très important. La crise des réfugiés européenne est en grande partie due à un problème d’organisation, et au fait que ces procédures n’aient pas été bien organisées dès le départ. C’est ce qui provoqué ce chaos, qui ne fait qu’accabler davantage les réfugiés. »
Mais à Lesbos, l’ouverture cette semaine du premier hotspot de Grèce - au centre d’accueil de Moria, non loin de Mytilène - semble n’avoir qu’ajouté à la confusion et aggravé les souffrances des réfugiés.
Ces derniers mois, Moria s’est transformée en camp ad hoc pour les milliers de migrants et de réfugiés arrivant quotidiennement sur l’île. Durant l’été, l’enregistrement des Syriens avait été transféré vers un site voisin appelé Kara Tepe. Mais avec l’ouverture du hotspot, tous les enregistrements ont dû être rapatriés à Moria, avec une zone réservée aux Syriens et une autre zone aux non-Syriens. Suite à l’évacuation du site de Kara Tepe le 15 octobre, de longues files d’attente se sont formées à l’extérieur du centre d’enregistrement de Moria.
IRIN a pu constater en se rendant sur le terrain que le système n’était tout simplement pas à même de faire face à l’afflux record de réfugiés que connaît Lesbos – plus de 27 000 personnes ces 5 derniers jours selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Bien que les enregistrements aient lieu 24 heures sur 24, un manque d’interprètes, d’officier de police et de scanners d’empreintes digitales est à déplorer. L’Allemagne a fait don de 12 scanners, mais les autres États membres n’ont pas matérialisé leurs promesses de fournir davantage de matériel et de garde-frontières. Seuls 291 officiers de police ont été dépêchés par les États membres de l’UE sur les 775 requis par l’agence européenne de surveillance des frontières Frontex pour l’aider à gérer les hotspots en Grèce et en Italie.
Jeudi, l’enregistrement des familles syriennes avait été retransféré à Kara Tepe, et 16 000 personnes étaient toujours en attente d’enregistrement sur l’île. Certains attendaient en plein air depuis cinq jours, souvent sous une pluie battante, en luttant pour ne pas perdre leur place dans la queue.
Tandis qu’à Kara Tepe le HCR et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ont instauré un système de tickets pour organiser l’enregistrement et fournissent des tentes, de la nourriture et d’autres services de base avec l’aide d’autres ONG et des bénévoles, à Moria aucun système n’a encore été mis au point pour gérer la foule.
Les non-Syriens et les hommes syriens célibataires doivent faire la queue sans eau, sans toilettes, et sans la moindre protection face aux éléments. Les plus vulnérables perdent régulièrement leur place dans la queue, les familles sont séparées et des extorsions sont commises par certains réfugiés qui prétendent que l’enregistrement est payant. La nuit, lorsque les travailleurs humanitaires rentrent chez eux, il devient encore plus difficile de contrôler la foule. Des échauffourées éclatent régulièrement, et la police anti-émeute a recours à la force et à des tirs de gaz lacrymogène pour rétablir l’ordre.
À son retour de Lesbos, Heaven Crawley, la directrice de l’antenne Migrations internationales du Centre britannique pour la confiance, la paix et les relations sociales (CTPSR en anglais) a dit que le système de hotspots « ne [fonctionnait] pas, point ». Mme Crawley a dit qu’au-delà du manque de personnel affecté à l’enregistrement des nouveaux arrivants, le nombre de places prévu par le programme de relocalisation était insuffisant.
« Ce nouveau système est arrivé trop tard. C’est très difficile à présent, parce que c’est la situation est chaotique », a-t-elle dit à IRIN. « Nous sommes dans une situation où il n’y a pas d’option facile, à moins de vouloir y consacrer beaucoup de ressources. »
Mais il semblerait que de telles ressources n’existent pas, et les autorités grecques se disent incapables d’améliorer la situation sans plus d’aide extérieure. Les représentants du gouvernement et la communauté locale craignent par ailleurs que les demandeurs d’asile n’étant pas éligibles à la relocalisation vers d’autres États membres voient leur projet de rejoindre le nord de l’Europe tourner court, et terminent coincés en Grèce où l’État n’a pas la capacité de traiter un grand nombre de demandes d’asile ou de renvoyer les personnes considérées comme étant des migrants économiques.
M. Morcone, du ministère italien de l’Intérieur, a également exprimé son inquiétude face au risque que l’Italie hérite d’un « très grand nombre de demandeurs d’asile » si le programme de relocalisation ne fonctionne pas correctement.
Seuls les demandeurs d’asile originaires de pays affichant un taux de reconnaissance des réfugiés élevé – 75 pour cent ou plus – pourront prétendre à la relocalisation. À l’heure actuelle, seuls les Syriens, les Érythréens voire les Irakiens respectent ce seuil. En théorie, toutes les autres personnes arrivant en Italie et en Grèce devront déposer leur demande d’asile dans ces deux pays.
En pratique, a dit Mme Crawley, les demandeurs d’asile pris en charge dans des centres d’accueil ouverts choisiront de poursuivre leur route en prenant le risque d’être renvoyés en vertu du règlement de Dublin, plutôt que d’attendre que leur demande soit traitée par les systèmes d’asile grec et italien, à la lenteur notoire. « Bien sûr qu’ils le feront, car personne n’a confiance dans le système d’asile. Les centres d’accueil ouverts ne fournissent aucun moyen de subsistance à leurs occupants, alors pourquoi y resteraient-ils ? », a-t-elle dit.
Le HCR, en revanche, est resté prudemment optimiste quant au système des hotspots et de relocalisation. Mme Sami l’a qualifié de « bon premier pas », en ajoutant toutefois : « Ce n’est pas assez ».
« Il est évident que pour nous, la vraie solution est de fournir une structure et un accès – des moyens légaux de rejoindre l’Europe », a-t-elle dit. « Nous ne pensons pas que c’est facile, mais nous savons que les instruments sont là. »
Bannière et galerie de photos par Jodi Hilton