De tous les réfugiés, les Syriens sont devenus les chouchous. L’impression qu’ils reçoivent un traitement préférentiel de la part des gouvernements, des bénévoles et des organisations humanitaires se généralise, ce qui entache les principes humanitaires et cause bien des problèmes aux intervenants à Lesbos et ailleurs. Un reportage d’Imogen Wall.
Au centre de sélection de Kara Tepe, sur l’île de Lesbos, où les réfugiés syriens sont enregistrés après avoir débarqué des bateaux sur lesquels ils ont voyagé depuis la Turquie, les nouveaux arrivants sont accueillis par les sourires du personnel du Comité international de secours et par des bouteilles d’eau. Les petites filles et les petits garçons se font maquiller par Save the Children, tandis que leurs parents attendent dans des files bien organisées pour se faire enregistrer à l’un des guichets du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). À la clinique de jour de Médecins Sans Frontières (MSF) de Kara Tepe, les patients attendent sur des bancs en bois bien rangés. Pour ceux qui doivent rester, des abris transitionnels du HCR flambant neufs ont été installés, ainsi que des tentes solides bien alignées sur un terrain fraichement recouvert de gravier, à l’ombre d’oliviers.
À quelques kilomètres de là, le tableau est bien plus sombre. Le centre pour migrants de Moria ressemble à une prison, avec ses hautes clôtures barbelées et ses portes menaçantes. Autour, des familles entières se recroquevillent dans des abris de fortune faits de bâches attachées à la clôture. Des centaines d’autres restent assis sous un soleil brûlant. Les stands de nourriture n’ont pas de clients : personne n’a d’argent. L’ambiance est tendue : des policiers vêtus de tout l’attirail anti-émeute passent d’un pas lourd en direction du bureau qui domine le camp. Là, des centaines de personnes attendent pendant des heures dans une file qui n’avance pas devant le portail grillagé pour demander des papiers. « C’est horrible », a dit à IRIN le directeur d’ActionAid en Grèce, Gerasimos Kouvaras, lors d’une visite d’évaluation. « Cet endroit ne répond même pas aux besoins essentiels. »
Que nous vaut cette différence ? C’est simple, le camp de Kara Tepe est réservé aux Syriens. Tous les autres doivent aller à Moria.
« Nous appelons cela le système des castes humanitaires », a dit un bénévole d’une organisation non gouvernementale (ONG) internationale sous couvert d’anonymat. « Nous l’observons dans les dons. Nous l’observons dans l’intérêt des bénévoles. Et nous l’observons chez les gouvernements. »
L’histoire de ces deux camps de Lesbos illustre l’insidieux favoritisme pro-Syriens qui transparaît dans l’ensemble de la réponse européenne à la crise des réfugiés. Moria était à l’origine le seul centre de sélection de l’île, mais les 4 000 arrivées par jour de cet été l’ont surchargé. Les autorités grecques ont alors désigné Kara Tepe comme site de sélection temporaire pour les Syriens, qui représentaient la majorité des arrivées. Des humanitaires ont dit à IRIN qu’au départ, le camp de Kara Tepe était lui aussi sale et surpeuplé. Mais depuis que la crise et plus particulièrement le sort des réfugiés syriens ont fait la une des journaux du monde entier cet été, de nouvelles organisations humanitaires ont commencé à arriver et à se concentrer sur l’aide aux Syriens. Pendant ce temps, Moria a continué à s’étendre, mais sans attention ni soutien.
Ce contraste alimente le sentiment que partagent beaucoup de migrants qu’en matière de demande d’asile en Europe, les Syriens sont désormais logés à meilleure enseigne que tous les autres migrants.
De l’annonce des gouvernements (britannique et australien, entre autres) d’une hausse des quotas réservée aux Syriens à l’attention prioritaire accordée à ces derniers dans les campagnes de sensibilisations et les actions bénévoles, tout porte à croire qu’être Syrien favorise l’octroi de l’asile, la sympathie de la population et l’obtention d’un soutien plus large.
En Grèce, cette discrimination n’est pas implicite : c’est la politique affichée de l’État. Ceux qui arrivent de Syrie reçoivent automatiquement des papiers les autorisant à rester dans le pays pendant six mois. Ce permis de résidence est limité à un mois pour les autres nationalités. « Les autorités grecques considèrent d’emblée les Syriens comme des réfugiés en raison de la guerre, ils estiment donc qu’ils doivent bénéficier d’une protection internationale, tandis que les autres ont plus de chances d’êtres des migrants économiques », a dit Djamal Zamoun, chef d’équipe du HCR à Lesbos.
Les organisations humanitaires prennent leurs distances avec les politiques gouvernementales. Mais ils ont quotidiennement affaire aux conséquences de ce système à deux vitesses. Du commerce naissant de passeports syriens aux bagarres entre différentes nationalités, cette distinction trouble les activités de secours de bien des manières.
À Kara Tepe, les organisations ont observé une brusque hausse du nombre de demandeurs d’asile affirmant être syriens. Certains présentent des passeports falsifiés ou volés (en Turquie, les passeports syriens sont vendus près de 1 000 dollars l’unité). D’autres prétendent juste avoir perdu leurs papiers. « Nous avions une femme ici ce matin qui était du Liban, nous en sommes persuadés, mais elle insiste toujours pour dire qu’elle est syrienne », a soupiré un fonctionnaire de Frontex, l’agence frontalière européenne, en demandant à garder l’anonymat.
Selon les fonctionnaires de Frontex, ceux qui prétendent être syriens pensent non seulement qu’ils vont obtenir l’asile plus facilement, mais aussi que les pays européens vont les aider davantage à leur arrivée. Le bruit court que les réfugiés syriens ont un logement garanti. Ce serait si avantageux d’être syrien que l’équipe de sélection de Kara Tepe a même vu des Ghanéens et des Somaliens tenter de revendiquer des ancêtres syriens.
Frontex, qui aide l’État grec à identifier les nouveaux arrivants, a donc dû mettre au point pour la circonstance un système visant à établir la nationalité des arrivants. Ceux qui prétendent être syriens peuvent s’attendre à toute une série de questions, comme nommer leur opérateur de téléphonie mobile ou identifier des lieux ou des personnes célèbres de la ville dont ils prétendent être originaires sur des photos qui leur sont présentées. Des arabophones, dont des Syriens, sont également présents pour identifier les accents.
« Tout le monde obtient des papiers », a dit le fonctionnaire de Frontex. « Ce n’est pas un service d’immigration ici. Les règles ne sont pas les mêmes que pour l’octroi de l’asile. Nous voulons juste connaître leur véritable nationalité. Nous ne pouvons pas laisser des gens passer en tant que Syriens s’ils ne sont pas syriens. »
Comme l’on pouvait s’y attendre, l’usurpation de leur nationalité commence à irriter les Syriens. « L’histoire de la Syrie est notre histoire », a lancé Mohammed, homme de 31 ans arrivé récemment de Damas. « Nous avons tant perdu et maintenant des gens essayent de nous voler cela. Ce n’est pas leur expérience, leur pays. C’est le nôtre. »
Être syrien n’est pourtant pas toujours positif. Les Syriens doivent souvent payer des centaines de dollars de plus pour leur passage depuis la Turquie, car les passeurs savent qu’ils ont tendance à avoir plus de ressources. À Mytilini, le principal port et la capitale de Lesbos, les taxis et les hôtels qui acceptent des migrants font eux aussi payer les Syriens plus cher.
Mais pour les non-Syriens, la sensation que leur souffrance est moins importante est très problématique. Les Afghans et les Irakiens ont eux aussi dû endurer des persécutions et un conflit et, dans certains cas, ils ont même fui le même ennemi (l’autoproclamé État islamique ou EI). D’un point de vue humanitaire, ils sont plus vulnérables que de nombreux Syriens, car ils ont plus de risques de manquer de ressources et ont moins de chances d’avoir fait des études ou de parler une langue européenne. « Nous aussi nous avons souffert », a dit un réfugié afghan récemment arrivé. « Nous sommes arrivés sur les mêmes bateaux. Pourquoi devrions-nous être traités différemment ? »
Ces divisions ont parfois dégénéré en violence. « Il y a des disputes et des tensions entre nationalités, surtout entre Syriens et Afghans », a dit M. Zamoun.
Le chef d’équipe du HCR a clairement dit que la discrimination de facto en faveur des Syriens était inacceptable. « Le HCR ne partage pas l’opinion selon laquelle il serait acceptable de donner la priorité à un groupe », a-t-il dit. « Tous devraient être traités de la même manière, sauf ceux pour lesquels il est prouvé qu’il ne s’agit pas véritablement de réfugiés. »
Le personnel humanitaire est gêné lorsqu’on lui demande de commenter ce contraste et il maintient qu’une amélioration de Moria est prévue. Les humanitaires ont conscience de cette différence de traitement et savent que cela est contraire aux principes humanitaires. « Nous devons mettre l’accent sur l’aide aux plus vulnérables », a dit M. Kouvaras en inspectant Moria. « C’est pour cela que nous sommes ici. »
Voilà de belles paroles. Mais si les organisations humanitaires veulent éviter de renforcer un système de discrimination active qui cause chaque jour de plus en plus de problèmes, ils doivent y joindre le geste, et vite.
Photo de l’en-tête réalisée par Daniel Elkan