Par Louise Hunt à Banjul, en Gambie

Cela faisait plus d’un mois que Nene Sanneh n’avait pas eu de nouvelles de son fils de 26 ans, Mohammed Lamin*. Tout ce qu’elle savait, c’est que, lorsqu’il avait quitté sa maison en Gambie, il était déterminé à se rendre en Europe en embarquant sur un bateau de passeur en Libye. 

Elle regarde maintenant sur un téléphone portable une photo de son fils prise à bord du Phoenix, le navire qui l’a secouru alors qu’il se trouvait sur un bateau de pêche endommagé en Méditerranée et l’a amené sain et sauf en Italie.

Mohammed Lamin à bord du Phoenix (Jason Florio/MOAS.eu/IRIN)

Mohammed Lamin à bord du Phoenix
(Jason Florio/MOAS.eu/IRIN)

« Albaraka, Albaraka », dit-elle, pour exprimer sa gratitude et son soulagement de savoir que son fils est vivant. 

« Je suis tellement heureuse de voir qu’il va bien. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus. Nous étions si inquiets pour lui. Nous ne savions pas s’il avait réussi à traverser ou ce qui lui était arrivé. »

La famille Ceesay vit dans un village situé en périphérie de Brikama, une ville tentaculaire qui constitue le premier arrêt de nombreux migrants gambiens qui cherchent à quitter les campagnes appauvries. Au centre de Brikama, les étals de marché et les petits commerçants sont nombreux. Les rues pleines de nids de poule sont bordées de quincaillers, de commerces de pneus et de vendeuses de mangues. 

La maison des Ceesay se trouve au bout d’une route de terre détrempée. Des sacs de sable et des parpaings servent de pierres de gué pour éviter les flaques fétides recouvertes d’une fine couche d’algues. 

La maison abrite les parents de Lamin et 11 enfants, incluant ceux de son frère aîné Pa et de son épouse.

« Vous voyez comment on vit ici ? C’est pour ça que Lamin voulait partir : pour trouver une vie meilleure », a dit Pa, debout sur la véranda sous un toit de tôle qui irradie la chaleur.

AUCUNE OPPORTUNITÉ

La Gambie est l’un des plus petits pays du continent africain : une simple bande de terre entourant le fleuve qui lui a donné son nom et dont la population n’atteint même pas deux millions. Pourtant, la Gambie se classe systématiquement parmi les six pays dont les citoyens sont les plus nombreux à emprunter la route de la Méditerranée centrale, entre la Libye et l’Italie.

Les Gambiens ont toujours cherché fortune ailleurs. Ils se sont installés un peu partout en l’Afrique de l’Ouest et dans des pays encore plus éloignés. Selon la Banque mondiale, les envois de fonds depuis l’étranger représentaient 20 pour cent du produit intérieur brut (PIB) en 2014. Dans les années 1980, la destination préférée était la Scandinavie, ce qui s’explique notamment par la forte proportion de touristes suédois qui visitaient la Gambie à l’époque. Dans les années 1990, les migrants gambiens se sont tournés vers la Libye riche en pétrole de Mouammar Kadhafi.

Il n’y a que peu d’opportunités d’emploi pour les Gambiens, en particulier pour les jeunes. L’économie du pays est en effet sous-développée. En 2014, la croissance s’est contractée de 0,7 pour cent en 2014, notamment en raison de l’impact de l’épidémie d’Ebola sur le tourisme et des conséquences d’une mauvaise saison des pluies sur l’agriculture, un secteur déterminant.

Le « BACK WAY » : la seule voie possible

Lamin avait un emploi (il travaillait comme maçon pour son oncle au Sénégal), mais il ne voyait aucun réel avenir pour lui-même ou pour sa famille, à qui il se sentait obligé de venir en aide.

Il a décidé de prendre des mesures radicales pour tenter d’améliorer leur situation. Il a bénéficié de l’aide financière de son frère aîné, qui travaille en Guinée-Bissau voisine, pour entreprendre son voyage. Il a risqué sa vie en empruntant ce que les Gambiens appellent le « Back way » : un trajet de 5 000 kilomètres à travers le Sahel jusqu’en Libye, où règne l’insécurité, suivi d’une traversée périlleuse vers l’Europe.

« En Gambie, les choses ne fonctionnent pas. Je n’ai rien »
— Lamin

Lorsqu’il a été secouru sur le bateau de pêcheur où s’entassaient de nombreux autres migrants et réfugiés, il n’avait sur lui qu’un morceau de paquet de cigarettes sur lequel il avait écrit une prière islamique et les numéros de téléphone de quelques parents et d’un ami proche.

Une fois en sécurité à bord du Phoenix, un bateau appartenant à la Station d’assistance offshore pour les migrants (MOAS, selon le sigle anglais), une fondation de recherche et de sauvetage financée par des fonds privés, il a expliqué au photographe Jason Florio, qui travaillait sur le navire, pourquoi les jeunes Gambiens étaient si nombreux à faire ce choix si radical.

« En Gambie, les choses ne fonctionnent pas. Je n’ai rien. C’est la pauvreté, c’est une partie du problème, parce que là-bas, vous perdez votre temps à ne rien faire… Vous demandez à des amis en Europe et ils vous disent : “Ici ça va, au moins on trouve du travail.ˮ »

Selon les plus récentes données du ministère de l’Intérieur italien, plus de 5 500 Gambiens ont réussi à traverser la Méditerranée entre la Libye et l’Italie dans les huit premiers mois de 2015.

Le trajet emprunté par Lamin de la Gambie à l’Europe

Le trajet emprunté par Lamin de la Gambie à l’Europe

Un trajet difficile vers le « PARADIS »

À plusieurs reprises pendant le trajet, Lamin s’est demandé s’il avait pris la bonne décision.

 

« Quand nous étions perdus en mer, je me disais : “Je vais mourir comme mes autres frères. Je ne reverrai jamais mes parents.ˮ »
— Lamin

« Nous avons passé trois jours dans le désert [libyen]. Nous n’avions pas de nourriture, pas d’eau. Je me suis dit : “C’est tout un sacrifice que je fais ; de nombreuses personnes meurent dans le désert.ˮ Mais je dois le faire, vous savez. Je me suis dit : “Je vais essayer parce que mes autres amis ont réussi à traverser. Ils sont en Europe, alors je peux bien essayer moi aussi. Il est possible que je ne meure pas.ˮ Mais ce n’est pas une chose facile. » 

Avec l’argent que sa famille avait réussi à épargner pour lui, il a payé un passeur en Libye pour traverser la Méditerranée vers l’Italie. Il a vécu dans des conditions sordides dans ce que les passeurs appellent une « connection house » en attendant que toutes les places sur le bateau soient prises. 

Les migrants ont dû choisir un capitaine parmi eux et acheter leur propre boussole. Ils se sont perdus en mer et ont rapidement épuisé leurs réserves de carburant. Heureusement, ils ont été repérés par un hélicoptère après que l’un des passagers eut appelé un ami en Italie pour alerter les services d’urgence.

Lamin a fait un grand sourire lorsqu’on lui a demandé comment il se sentait sur le bateau qui l’amenait vers le port de Pozallo pour y rencontrer les autorités d’immigration italiennes. 

« Quand nous étions perdus en mer, je me disais : “Je vais mourir comme mes autres frères. Je ne reverrai jamais mes parents.ˮ Je ne pensais pas que je survivrais. J’ai l’impression d’être au paradis. »

La première chose qu’il avait l’intention de faire à son arrivée était d’appeler son frère et de dire à sa famille qu’il était vivant. « Je vais les appeler et je vais leur dire : “Ne laissez aucun de nos frères emprunter ce chemin, car ce n’est pas un chemin facile.ˮ » 

Il savait que sa famille se réjouirait en apprenant qu’elle avait un fils en Europe. « Ils pensent tous que je vais leur envoyer de l’argent. C’est ce que croient la majorité des familles : que vous êtes là pour travailler et envoyer de l’argent [à la maison]. Ils ne pensent pas qu’il peut être difficile de trouver du travail. »

Les médias sociaux jouent un rôle important dans la perpétuation de cette croyance. On entend régulièrement des histoires de migrants qui empruntent des chaînes en or et se font prendre en photo avec des voitures de sport pour envoyer ensuite le résultat à leurs parents et amis restés au pays. Certains envoient même à leur famille l’allocation de subsistance de 40 euros qu’ils reçoivent chaque mois en attendant une décision concernant leur demande d’asile dans les centres de réception italiens.

Lamin est cependant resté vague sur ce qu’il a l’intention de faire maintenant qu’il a atteint l’Europe. « Je serais heureux d’apprendre de nouvelles compétences. Le boulot idéal ? N’importe quel emploi qualifié qui me permet de gagner de l’argent et de soutenir ma famille. »

Précarité et inégalités

À Brikama, Pa est maintenant le principal pourvoyeur de la famille. Son père Mamoud est un agriculteur qui cultive des noix de cajou et du maïs pour nourrir la famille.

Chez soi - Brikama (Louise Hunt/IRIN)

Chez soi - Brikama (Louise Hunt/IRIN)

« J’ai travaillé pendant 20 ans comme tailleur, mais je n’ai jamais réussi à gagner suffisamment d’argent pour améliorer notre maison », a-t-il dit. « Nous vivons toujours dans la précarité. »

Pa se plaint de l’augmentation rapide du prix des denrées alimentaires. « Un sac de riz coûte plus de 1 000 dalasis [25 dollars] alors que la plupart des gens gagnent seulement 1 500 à 2 000 dalasis par mois. C’est un éternel combat. » 

À l’intérieur de leur maison défraîchie, les murs de plâtre s’effritent et le sol est en béton nu, sauf à quelques endroits où il est recouvert par du linoléum râpé. Un buffet en bois usé trône au milieu du séjour : il n’y a aucun autre meuble dans la pièce. 

« Vous voyez d’autres maisons ici et vous savez qu’elles sont en meilleur état parce qu’un membre de la famille est en Europe. Vous pouvez voir la différence dans la façon dont elles sont construites. Certaines ont deux étages et sont équipées de panneaux solaires. Si vous ne pouvez pas changer votre situation, vous devez changer d’environnement », a dit Pa.

CONTRIbution de la famille

Buba Jallow, un ami d’enfance de Lamin, était au courant de ses plans depuis le début. Il comprend les raisons qui l’ont poussé à quitter son emploi et à entreprendre ce voyage risqué.

« C’est très difficile ici. Les familles ont tendance à penser que le fait de travailler en ville fait de vous un homme important, mais, en réalité, il n’y a pas de bons emplois ici. C’est pour ça que les gens empruntent le “Backwayˮ. Parce ils sentent qu’ils doivent subvenir aux besoins de leur famille », a dit Buba, qui vend des balades à cheval aux touristes sur la plage. 

Pourtant, ce sont les familles elles-mêmes qui, au départ, vident leurs poches pour financer le voyage. La famille de Lamin a ainsi fini par faire un sacrifice financier énorme pour lui permettre de traverser la Méditerranée depuis la Libye, alors qu’il ne l’avait même pas informé de ses plans dans un premier temps.

« Nous lui avons envoyé 45 000 dalasis (1 150 dollars) », a dit Pa. « Nous savions qu’il courait un risque énorme [en prenant le bateau], mais nous devions lui apporter notre soutien. »

« Nous avons coupé nos dépenses en deux – nous avons acheté moitié moins de nourriture qu’avant – pour épargner et payer une partie de la somme que les passeurs demandaient pour la traversée. C’était un sacrifice important, mais tout le monde ici pense qu’il vaut la peine d’abandonner sa terre ou de vendre quelque chose pour permettre à un membre de la famille d’atteindre l’Europe. »

Tous les membres de la famille se sont tus lorsqu’on leur a demandé ce qui arriverait si Lamin était déporté en Gambie. Pa a fini par répondre : « Nous ne voulons pas y penser. Mais si ça arrive, ce sera notre destin. »

Debout près du puits qui se trouve dans la cour, Pa a admis qu’il songeait lui aussi à emprunter le « Backway ». « Si ça n’avait pas été Lamin, ça aurait été moi. Ce sera éventuellement mon tour. »

Son jeune frère Bambu est du même avis. « C’est génial qu’il soit en Europe », a-t-il dit avec enthousiasme.

Lamin vit actuellement dans un hôtel en Italie. Il attend d’obtenir une réponse à la demande d’asile qu’il a déposée. Il n’a pas encore envoyé d’argent à sa famille.

Le nouveau chapitre Européen de Mohammed Lamin (Jason Florio/MOAS.eu/IRIN)

Le nouveau chapitre Européen de Mohammed Lamin (Jason Florio/MOAS.eu/IRIN)

*Tous les noms ont été modifiés.


Édité par Kristy Siegfried, Obi Anyadike et Andrew Gully

Photo de Louise Hunt. Video de Jason Florio/MOAS.eu, editée par Alex Pritz, photos additionelles de Jason Florio et Louise Hunt