Par Obi Anyadike à Amankwu, au Nigeria et à Nador, au Maroc

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Un homme vivant sur une montagne au Maroc m’a guidé par téléphone vers la place centrale d’Amankwu, un village du sud-est du Nigeria. Or, à l’exception d’un couple âgé, il n’y a personne d’autre sur la place. Ce n’était pourtant pas ce qui avait été convenu.

J’ai rencontré « Biggy », l’homme à l’autre bout du fil, deux mois plus tôt, alors qu’il vivait sur les versants arborés du mont Selouane, juste à côté de la ville de Nador, au nord-est du Maroc. Le vieux port de pêche de Nador est collé sur l’enclave espagnole de Melilla, un vestige anachronique du colonialisme en Afrique. Ce territoire, qui ne fait que 12 kilomètres carrés, exerce un attrait irrésistible sur les migrants sans papiers qui souhaitent pénétrer en Europe.

Biggy, 31 ans, n’a pas l’intention de demander l’asile. Il n’a pas été chassé de son foyer par la guerre ou par une catastrophe. Comme de nombreux autres jeunes hommes et jeunes femmes qui vivent à la dure sur le mont Selouane, il souhaite simplement trouver une vie meilleure pour lui-même et pour sa famille restée au pays. Et il est prêt à surmonter des épreuves et à prendre toutes sortes de risques pour y arriver.

« Nos gouvernements ne se préoccupent pas des gens pauvres. C’est pourquoi nous avons décidé de partir [du Nigeria] », m’a-t-il dit. « Je souffre peut-être aujourd’hui, mais, demain, si j’arrive à atteindre l’Europe, je sais que ma famille mènera une vie meilleure. » 

Le parcours de Lucky du Nigeria au Maroc

Le parcours de Lucky du Nigeria au Maroc

Le Maroc et l’Espagne mettent cependant tout en œuvre pour dissuader les migrants de pénétrer à Melilla. Une triple barrière de sécurité de neuf mètres de hauteur sépare les deux territoires. Les gardes-frontières ont en outre la réputation d’être très habiles avec leur matraque. Comme si cela ne suffisait pas, l’Espagne a une politique de retour très stricte qui suscite d’ailleurs la controverse : quiconque se fait prendre est immédiatement déporté au Maroc.

Pendant les quatre années qu’il a passées au Maroc, Biggy a « touché » l’Espagne à six reprises. Mais sa taille – presque deux mètres – joue en sa défaveur : les gardes peuvent le voir arriver de loin et ils cherchent à le maîtriser rapidement. Biggy a abandonné l’idée de traverser la barrière après son dernier passage à tabac, qui l’a laissé avec le visage enflé et méconnaissable. Il tente maintenant de réunir l’argent nécessaire pour acheter un bateau avec d’autres migrants et traverser la mer à la rame, même s’il ne sait pas nager.

J’ai vu Biggy à plusieurs reprises pendant la semaine que j’ai passée à Nador l’été dernier. Il était toujours sur ses gardes : il refusait que je prenne sa photo et il ne voulait pas me donner son vrai nom. Il vivait avec d’autres migrants igbos (les Igbos sont l’un des trois principaux groupes ethniques du Nigeria ; ils sont connus pour leur détermination et leur volonté de réussir) et il semblait avoir une certaine influence sur les autres habitants du camp. 

Son audace commence toutefois à s’estomper en même temps que sa croyance machiste en la survie des plus forts. Après quatre années dans la peau d’un migrant sans papiers, l’absence de dignité, les privations et la frustration accumulée ont laissé des marques. La dernière fois que nous nous sommes entretenus, il a admis qu’il vivait « comme un animal » dans la forêt, « été comme hiver », et qu’il cherchait constamment à échapper à la police. Il avait l’impression d’avoir gaspillé temps et argent pour rien. « J’ai échoué », a-t-il reconnu.

Il sait que sa famille place tous ses espoirs en lui, mais, en dépit de sa force, de son charme et de sa débrouillardise, il n’a pas réussi à atteindre son but. C’est pourquoi, lors de notre dernière conversation, il a accepté de me donner le numéro de téléphone de sa sœur, Celia, et la permission de rendre visite à sa mère dans le village d’Amankwu. Il espérait sûrement que la visite me convaincrait de leur venir en aide.

(Révélation : L’un de mes neveux a tenté d’entrer en Europe avec des papiers douteux et il a été déporté. De nombreux membres de ma famille n’ont cependant jamais sérieusement songé à quitter le pays. L’un d’eux a abandonné l’école pour travailler comme journalier dans le port de Lagos. Il transporte des sacs sur son dos à longueur de journée pour aider son père sans emploi. Son histoire ne manque pas de me mettre la larme à l’oeil chaque fois que je l’entends. Je suis donc particulièrement touché par les histoires des Nigérians qui quittent le pays.)

Une affaire de famille

Amankwu est un village animé de l’État d’Anambra. Les rues ne sont pas pavées et il n’y a pas grand-chose à part un marché, une église et une école. Amankwu est cependant situé à proximité de l’université Nnamdi Azikiwe, nommé en l’honneur du héros nationaliste et premier président du Nigeria, ce qui rend la décision de Biggy de quitter son pays d’autant plus poignante.

J’attends les instructions de Biggy sur la place centrale presque vide. À l’autre bout du fil, Biggy refuse toujours de me donner son vrai nom pour que je puisse demander mon chemin à un couple de propriétaires de stand curieux. Sa soeur Celia a éteint son téléphone une fois de plus et, de toute façon, je n’ai plus d’argent sur ma carte prépayée. Je me promène dans le village pour trouver un endroit où acheter des crédits téléphoniques tout en me demandant si on se moque de moi.

Vingt minutes plus tard, Celia apparaît, tout sourire, alors que je me dirige de nouveau vers la place. L’interview avec la famille de Biggy peut enfin commencer.

Pourquoi tout ce secret ? « Personne ne sait qu’il est au Maroc à l’exception de ses amis les plus proches », explique sa mère lorsque nous nous rencontrons finalement. C’est une histoire de karma, de mauvais oeil : l’idée est de le protéger pendant son voyage. Elle éclaircit rapidement l’autre mystère : Biggy s’appelle en réalité Lucky Kodili Nwoye.

La maison où habitent Celia et sa mère n’est pas tout à fait terminée : il n’y a pas encore de plafond. Elles m’invitent à m’asseoir dans un salon dénudé, incertaines du but de ma visite. Après tout, qu’est-ce qui peut pousser un parfait étranger à faire le trajet entre le Maroc et Amankwu pour leur rendre visite ?

« J’avais peur qu’il lui soit arrivé quelque chose », me dit Mama Lucky d’un air soulagé. « Nous ne nous étions pas parlé depuis quelque temps. Je pensais qu’il était peut-être mort ou en prison, mais le Dieu que je sers ne permettrait pas que cela arrive. »

Je suis venu à Amankwu pour comprendre le coût de la migration pour les familles comme celle des Nwoye – ou, plus précisément, le coût de l’échec. Qu’arrive-t-il aux familles restées au pays ? Elles espèrent que leurs proches réussiront, bien sûr, mais elles doivent aussi vivre dans la culpabilité et la peur, car elles savent que ceux qui tentent leur chance sont nombreux à périr. Et comment réagir lorsque vous avez déjà du mal à joindre les deux bouts et que votre fils vous appelle pour vous demander un peu plus d’argent ?

« Évidemment que c’est difficile – vous n’avez qu’à regarder comment on vit –, mais c’était son idée et nous lui avons apporté notre soutien »
— Mama Lucky

Lucky vient d’une famille de neuf enfants. Son père est mort quelques années après sa naissance et la famille a du mal à joindre les deux bouts depuis. Lucky a fini ses études secondaires alors qu’il était déjà dans la vingtaine. Il a ensuite commencé à travailler comme maçon dans le village et dans la principale ville des environs.

Ses deux frères plus âgés occupent des emplois tout aussi précaires : l’un d’eux travaille comme chauffeur de mototaxi et l’autre conduit un taxi même s’il n’a pas la licence. Celia s’occupe de la petite ferme avec sa mère. Elles vont vendre leurs surplus de manioc et de taro au petit marché qui se trouve à l’extérieur du village.

Le taux de chômage officiel est de 8,2 pour cent seulement au Nigeria, car il y a beaucoup d’emplois dans le secteur informel. Même les diplômés vendent des cartes téléphoniques prépayées pour joindre les deux bouts. On peut cependant supposer que la disponibilité d’un plus grand nombre d’emplois formels ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle, car les recherches montrent que le nombre de migrants continue d’augmenter en raison des attentes de plus en plus élevées des habitants des pays à revenu moyen comme le Nigeria. Les gens décident d’émigrer parce qu’ils en ont la possibilité ; on peut résumer les choses de manière simpliste en disant que leurs aspirations ont été nourries par les feuilletons télévisés et les médias sociaux.

FACEBOOK

Lucky n’était pas fait pour une vie de subsistance. La photo de couverture de son profil Facebook montre un cabriolet BMW de série 4 stationné devant un yacht-club exclusif et la photo de profil, des billets de banque, des canettes de bière et un paquet de Marlboro. Son journal Facebook démontre une véritable fétichisation de la « réussite » : des photos de voitures, de montres et de luxueuses demeures s’enchaînent. Les photos de voitures sont particulièrement nombreuses.

Lucky dit qu’il a décidé de quitter le Nigeria pour pouvoir fonder une famille plus tard et subvenir aux besoins de ses futurs enfants. Mais c’est aussi une question de statut et d’estime de soi. Il voulait « laver la honte » qu’il ressentait face à la pauvreté de sa famille et montrer au monde qu’il avait autant de cran et d’audace que les autres jeunes hommes qui triment dur en Afrique du Sud, en Chine, en Malaisie, aux États-Unis et en Europe.

Il a cependant laissé derrière lui une mère vieillissante qui souffre de rhumatismes. « Il me faut parfois une heure pour me redresser complètement et je ne peux pas marcher très longtemps », dit-elle. Elle me demande de ne rien dire à Lucky, car lorsqu’elle lui parle au téléphone, environ une fois par mois, elle lui dit toujours qu’elle va bien.

La famille a également dû lui envoyer de l’argent pour le sortir du pétrin, ce qui l’a forcée à doubler son investissement initial. Au Niger, au début de son voyage, Lucky s’est fait rouler et a perdu les quelque 1 200 dollars qu’il avait réussi à amasser pour le trajet. Sa mère a raclé les fonds de tiroirs et emprunté pour lui faire deux paiements, dont l’un de 350 dollars (elle ne se souvient plus de l’autre montant). Elle dit qu’après cette épreuve, il savait qu’il ne pouvait plus leur demander d’argent.

« Évidemment que c’est difficile – vous n’avez qu’à regarder comment on vit –, mais c’était son idée et nous lui avons apporté notre soutien », dit Mama Lucky.

« Il n’est pas facile de revenir. Il n’est pas facile d’atteindre l’Europe. Et il n’est pas facile de rester ici »
— Lucky

Lorsque je lui demande s’il est temps qu’il rentre à la maison, elle me lance un regard incrédule. « Comment pourrait-il revenir maintenant ? Mon Dieu ne permettra pas ça. Je demande à Dieu que toute personne qui entreprend un voyage se rende à sa destination. Dieu lui viendra en aide et lui permettra d’atteindre sa destination. »

L’atmosphère se détend un peu lorsqu’elle se met à parler de l’affection que lui manifestait Lucky et qui était parfois embarrassante en public. Elle me raconte aussi qu’il était celui qui réglait les disputes à la maison et que tout le monde le connaissait dans les alentours. « Est-ce qu’il rit encore de son gros rire ? » me demande-t-elle.

Le Biggy/Lucky que je connais parle vite, de manière presque inintelligible, entre deux gorgées de vodka bon marché. Il est en colère. Il n’y a rien pour lui au Nigeria. Il ne croit pas que le nouveau gouvernement du président Muhammadu Buhari amènera de réels changements. Il veut simplement aider sa famille, car sa situation est encore pire que la sienne. Le Maroc tente de l’arrêter alors que tout ce qu’il veut, c’est partir.

Le Biggy que je connais s’écroule ensuite dans les buissons et hurle rageusement sa frustration, son impuissance.

Je ne peux pas dire ça à sa mère. Je ne peux pas non plus lui montrer les photos que j’ai sur mon ordinateur. Des photos où on le voit avec d’autres jeunes hommes aussi seuls et désespérés que lui, près de tentes plantées dans le sol rocailleux du mont Selouane, cachant son visage pour ne pas être identifié, comme s’il était un criminel.

Sa famille restée à Amankwu croit qu’il doit rester jusqu’à ce qu’il réussisse. Lucky est pris au piège. « Il n’est pas facile de revenir. Il n’est pas facile d’atteindre l’Europe. Et il n’est pas facile de rester ici », m’a-t-il dit.


Édité par Heba Aly et Andrew Gully

Diaporama par Dimple Vijaykumar, video de Michael Igwe-Ngerem, éditée par Will Miller. Photo de couverture par Michael Igwe-Ngerem