Texte de Nasser Al-Sakkaf et photos de Taha Saleh, Taëz (Yémen)
Avant la guerre, Lewa Abdurrahman travaillait dans la construction. Mais les temps ont changé au Yémen. Avec son âne, cet homme de 32 ans fait maintenant partie intégrante de l’économie souterraine qui s’est développée autour de la ville assiégée de Taëz.
« Je vis dans […] un village et j’ai un mouton, une vache et un âne », a-t-il dit à IRIN. « [D’habitude] l’âne me sert à transporter du fourrage pour les bêtes, mais, le mois dernier, j’ai commencé à m’en servir pour la contrebande, car en ce moment je n’ai pas d’autre activité. »
M. Abdurrahman gagne donc maintenant sa vie en transportant des aliments secs par une route montagneuse jusqu’à Taëz où, fin novembre, 200 000 civils vivaient « virtuellement en état de siège », selon Stephen O’Brien, le Secrétaire général adjoint des Nations Unies aux affaires humanitaires.
300 ânes et 20 chameaux
Mi-décembre, les représentants des parties belligérantes ont accepté d’autoriser l’accès de l’aide humanitaire à Taëz. La ville est encerclée par des rebelles houthistes et a connu des affrontements parmi les plus violents de ce conflit qui a véritablement débuté en mars et a fait plus de 6 000 morts, en bonne partie sous les frappes aériennes de l’Arabie saoudite.
Mais, alors que de l’aide humanitaire commençait à atteindre la ville, le cessez-le-feu auquel était assujetti l’accord a été rompu. Certains articles humanitaires auraient par ailleurs fini sur le marché noir.
Des efforts sont en cours pour venir en aide aux habitants en état de siège. Médecins Sans Frontières (MSF) a dit avoir acheminé deux camions de matériel médical à Taëz au cours du week-end. L’Arabie saoudite, qui soutient les tentatives d’éviction des houthistes du pouvoir et qui a pris la défense du président Abd Rabbu Mansour Hadi, déchu, mais encore reconnu par la communauté internationale, a dit y avoir parachuté du ravitaillement la semaine dernière.
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L’aide humanitaire ne suffit pas à combler tous les manques et c’est là qu’entrent en jeu quelque 300 ânes et une vingtaine de chameaux. Avec leurs maîtres, ils arpentent les sentiers de montagne pour acheminer de la nourriture, des médicaments, du propane et de l’oxygène jusqu’à la ville.
Une activité risquée
M. Abdurrahman se lève tous les jours à cinq heures du matin pour parcourir cinq kilomètres en montagne. Il est accueilli à Taëz par des commerçants qui revendent ce qu’il transporte dans un but lucratif ou par des bénévoles qui collectent du matériel médical. Le transport d’un sac de 50 kg de blé lui rapporte 600 rials (2,50 dollars).
Pour nourrir les cinq membres de sa famille, il peut faire ce trajet deux fois par jour.
Mohammed Diab, commerçant à Taëz, a expliqué qu’il louait un âne pour introduire clandestinement les denrées alimentaires qu’il vend dans sa boutique.
Certains hommes d’affaires achètent des produits dans des zones sous le contrôle des houthistes et certains commerçants préfèrent la commodité du transport routier. Mais M. Diab se sent plus en sécurité sur les sentiers de montagne, car ils sont protégés par les sympathisants de M. Hadi. « Les routes sont dangereuses et, parfois, les houthistes saisissent [les marchandises] », a-t-il dit à IRIN.
Ce commerce est particulièrement lucratif pour les contrebandiers qui possèdent des chameaux : Noaman Zaid, 41 ans, est payé 5 000 rials (23 dollars) par bombonne d’oxygène qu’il transporte et son animal peut en porter deux à la fois. Ce n’est pas sans danger – il y a toujours un risque d’explosion –, mais le jeu en vaut la chandelle.
« Avant, je transportais du bois de chauffe avec mon chameau depuis la vallée jusqu’à différents villages du mont Saber et je gagnais à peine 2 000 rials (9 dollars) par jour », a-t-il dit à IRIN.
Mais il ne s’est pas lancé dans la contrebande seulement pour l’argent. « Je suis très content de mon travail, non pas pour l’argent, mais parce que j’aide les patients des hôpitaux », a-t-il précisé.
Des contrebandiers charitables ?
La contrebande est en effet devenue un trafic de bienfaisance. Les médecins accueillent eux-mêmes les animaux et leurs maîtres pour s’assurer que l’oxygène arrive directement aux hôpitaux, où il est utilisé pour sauver des vies.
Certains contrebandiers sont même embauchés par des organisations locales à but non lucratif. Esam Albdulhamid A-Batra dirige une campagne baptisée « Mais dans la main », qui collecte de l’argent auprès d’individus et d’organismes de bienfaisance pour acheter des bouteilles d’oxygène à Aden et les acheminer jusqu’à Taëz.
C’est compliqué, a dit M. A-Batra à IRIN. « Nous achetons les bombonnes d’oxygène 3 000 rials (14 dollars) pièce, puis nous payons 5 000 rials (23 dollars) pour les acheminer en voiture [jusqu’au village du contrebandier]. Ensuite, nous versons 5 000 rials (23 dollars) aux propriétaires des chameaux et, enfin, 2 000 rials (9 dollars) pour transporter les bombonnes en voiture jusqu’aux hôpitaux. Le transport d’une seule bombonne nous coûte donc environ 15 000 rials (70 dollars). »
Jusqu’à présent, selon lui, son association a réussi à faire acheminer une centaine de bombonnes jusqu’à Taëz, où les hôpitaux ont signalé plusieurs décès dus aux pénuries.
Abdul Kareem Shamsan, président d’une coalition de 200 organisations humanitaires locales, a dit à IRIN qu’il souhaitait que l’aide humanitaire puisse être acheminée de manière plus sûre.
« Nous remercions tous les contrebandiers pour leurs efforts pour acheminer de la nourriture et des articles médicaux vers les villes assiégées, mais il faut que la coalition dirigée par l’Arabie saoudite parachute des aliments secs et des médicaments. C’est une meilleure solution que la contrebande. »