Cette fois, l'explosion est suffisamment proche pour que Saïd s'en rende compte. Cappuccino à la main, il se dirige vers l'entrée du café, jette un oeil à l'extérieur et échange quelques mots avec d'autres clients.
« À deux ou trois kilomètres d'ici, ça va », dit-il en revenant à l'intérieur.
Situé dans le centre de Benghazi, le café Lavazza est une sorte de voyage dans le temps pour beaucoup de Libyens, un rappel de ce qu'était la vie avant. Avant les manifestations de 2011 contre Mouammar Kadhafi place Tahrir, avant sa chute, avant que la douce promesse de démocratie tourne à l'aigre dans une guerre civile inextricable. Dans le café, la vie continue comme à l'époque.
Ahmed, un ami de Saïd, n'était pas revenu à Benghazi depuis l'été dernier, lorsqu'il avait quitté la ville pour travailler à Tripoli, la capitale. « Je ne reconnais plus du tout ma ville. Il y a des postes de contrôle partout et beaucoup de rues sont fermées », déplore-t-il.
On s'habitue aux quelque 40 postes de contrôle policier et aux 150 postes militaires qui parsèment la ville, dit Saïd à Ahmed pour le rassurer. Il est par contre plus dur de s'habituer aux déchets.
Cela fait six mois que les éboueurs sont en grève, car ils n'ont pas été payés. Les rues sont bordées de piles de déchets. Or, même si les éboueurs reprenaient le travail, la principale décharge de la ville se trouve au sud, dans une zone contrôlée par les islamistes.
Ville fermée
Si la Libye est en grande partie embourbée dans le conflit depuis 2011, la guerre de Benghazi n'a réellement commencé qu'en mai dernier, lorsque Khalifa Haftar, général de l'armée de M. Kadhafi, a lancé une campagne visant à débarrasser la ville de ceux qu'il appelle les « terroristes ».
M. Haftar est actuellement le commandant suprême de l'armée nationale libyenne (ANL), loyale au parlement de Tobrouk, à l'est du pays, qui est reconnu par la communauté internationale.
À Tripoli, un parlement rival possède sa propre force militaire : l'alliance Aube de la Libye.
M. Haftar aime à dépeindre sa campagne, baptisée « opération dignité », comme une mission patriote et se compare souvent à l'homme fort égyptien Abdul Fattah el-Sisi. Mais il participe en réalité à une violente guerre civile.
Depuis la déclaration de guerre de M. Haftar, selon Libya Body Count, plus de 1 600 personnes ont été tuées à Benghazi.
La ville est maintenant divisée en trois. L'ANL et ses alliés en contrôlent près de 80 pour cent, zones qui sont généralement plus sûres, tandis qu'une partie de l'ouest et du sud de la ville est contrôlée par l'Aube de la Libye et par des groupes islamistes. Les deux camps sont en outre séparés par des no man's land.
Difficile de se rappeler des jours exaltants de 2011, lorsque la ville était la capitale de la révolution contre M. Kadhafi. Des groupes radicaux contrôlent la place Tahrir, où la révolution a commencé et où l'ancien président français Nicolas Sarkozy et le premier ministre britannique David Cameron ont défilé en septembre 2011 pour fêter le bel avenir de la Libye.
Les bombardements de l'ANL visent les positions ennemies, mais en milieu urbain, des bâtiments résidentiels sont souvent touchés.
Salem Langhi, médecin qui dirige le centre médical de Benghazi, admet que son personnel a du mal à prendre en charge tous les blessés. L'établissement a été construit pour la recherche médicale de pointe, mais aujourd'hui, il abrite un hôpital d'urgence et a été touché par des tirs de roquettes.
« Nous avons pris en charge des patients de quatre autres hôpitaux qui ont fermé. Il nous manque environ 600 lits, nous fonctionnons toujours sur le budget de 2013 et le principal entrepôt de médicaments a été détruit », a dit M. Langhi.
Les Nations Unies et la plupart des grandes organisations non gouvernementales (ONG) internationales étant peu présentes dans le pays à cause de la violence, l'aide reste relativement limitée.
« Je comprends que Ies Nations Unies et les ONG internationales ne veuillent pas envoyer de personnel ici pour des raisons de sécurité, mais pourquoi ne larguent-elles pas des médicaments et du matériel médical par hélicoptère ? » a demandé M. Langhi.
La maison de Mohamed a été détruite par une frappe de l'ANL et sa famille fait partie des 27 000 déplacés que compte la ville, d'après les chiffres de la municipalité. Mohamed est enseignant. Son école est fermée depuis des mois, alors il ne reçoit plus de salaire.
« Nous sommes douze personnes vivant depuis six mois dans un appartement de trois pièces. Je passe mes journées dehors, mais je n'ai rien à faire », a dit Mohamed.
Pourtant, malgré l'explosion de sa maison, il soutient « à 100 pour cent » l'opération de M. Haftar.
Hamed Bilkhayir, chef de la première brigade de Benghazi et proche allié de M. Haftar, a dit à IRIN que ses combattants essayaient d'éviter de faire des victimes parmi les civils. « Nous ne pouvons pas bombarder tous les bâtiments qui abritent des tireurs embusqués, car cela [détruirait] des logements. Nous priorisons nos objectifs. »
Commerce en péril
Depuis le printemps dernier, le lycée Abubaker-Razi a remplacé ses élèves par des familles de déplacés comme celle de Khadija Mabruk. Depuis qu'elle a fui l'avancée des islamistes, cette septuagénaire passe la majeure partie de ses journées allongée sur un matelas. « Nous sommes partis sans rien emporter. Nous n'avons plus rien. Nous avons surtout laissé 5 000 dinars (environ 3 550 dollars) de bijoux que j'avais achetés pour que mon fils puisse se marier », a-t-elle dit.
Saïd Amaami, chef de l'ONG locale Benghazi is our Family, estime qu'entre 1 000 et 1 250 familles vivent dans les 61 écoles qui servent de centre d'hébergement. Au lycée Abubaker-Razi, une salle fait office de salon de jeux pour les enfants. « Lorsqu'ils jouent [aux Lego], ils construisent des chars ou des avions militaires. Les plus âgés passent leurs journées à se battre, tandis que d'autres préfèrent rester seuls à pleurer », a dit Mohamed Amer, bénévole de l'ONG.
Les activités commerciales aussi ont été perturbées. Le marché se tenait sur ce qui est maintenant une ligne de front, alors il a été déplacé plus au nord, en périphérie de la ville. La plupart des produits sont importés d'Égypte et les prix ont beaucoup augmenté.
Ibrahim Ahmed, commerçant soudanais, partage maintenant une pièce avec quatre autres hommes près du nouveau marché.
« Avant, je gagnais environ 40 dinars (29 dollars) par jour. Maintenant, je gagne environ 15 dinars (11 dollars). Il y a de moins en moins de clients », a-t-il dit.
Ceux qui en ont les moyens survivent en se réfugiant dans des havres de paix pour échapper au chaos extérieur.
Au café Lavazza, Saïd repose sa tasse et suggère un restaurant où ils servent d'excellents kebabs. Les chefs, précise-t-il, sont parmi les meilleurs du pays et travaillaient dans les meilleurs hôtels de la ville, qui sont maintenant tous fermés.
* Plusieurs noms ont été changés et celui de l'auteur de l'article n'est pas indiqué pour des raisons de sécurité.