CRISE HUMANITAIRE OCCULTÉE EN TURQUIE

Texte et photos de Jodi Hilton, Diyarbakir (Turquie) 

Alors que les combats s’intensifient dans la vieille ville de Sur, les autorités turques ont imposé un couvre-feu qui a forcé Neaz Tanlikulu, âgé de 75 ans, à quitter sa maison. Les étroites allées pavées où résonnaient les cris joyeux des parties de football de rue sont devenues le théâtre d’échauffourées meurtrières entre les forces de sécurité et la branche jeune du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mouvement séparatiste interdit par l’État.

M. Tanlikulu avait cherché refuge avec sa fille dans un autre secteur de Sur, l’ancien district fortifié de Diyarbakir, ville à majorité kurde. C’était il y a deux mois. Mais la semaine dernière, les combats et les restrictions ininterrompues se sont étendus à son nouveau quartier, l’obligeant à fuir encore une fois.

Flanqué d’un radiateur, d’un matelas et d’Elif, sa petite-fille de six ans, M. Tanlikulu attendait il ne savait quoi sur le trottoir.

« Nous sommes tous désespérés », a dit le vieil homme à IRIN. « Nous ne savons pas où nous pouvons aller. »

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Neaz Tanlikulu et sa petite-fille Elif, quelques heures après l’extension du périmètre du couvre-feu à Sur

Les combats dans le sud-est de la Turquie ont fait 200 000 déplacés en seulement deux mois, selon des organisations kurdes de défense des droits de l’homme, 93 000 selon les autorités turques. Quoi qu’il en soit, on peut parler de déplacement massif. Il n’existe aucun camp d’accueil, l’aide humanitaire est très limitée et les évènements sont pratiquement inconnus du reste du monde. 

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a dit qu’il maintiendrait ces mesures de répression jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul activiste dans le sud-est. « Vous serez écrasés dans ces maisons, ces bâtiments, ces fossés que vous avez creusés, » a-t-il dit en décembre. « Nos forces de sécurité poursuivront le combat jusqu’à ce que [la région] soit totalement nettoyée et qu’une atmosphère paisible soit établie. »

Vieux conflit, nouvelles victimes

Lundi, le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme Zeid Ra'ad al-Hussein a attiré l’attention sur ce conflit en demandant une enquête sur des tirs dirigés par les forces de sécurité turques contre des civils apparemment non armés à Cizre, une autre ville à majorité kurde sous couvre-feu. Un évènement « extrêmement choquant » pour M. Al Hussein.

Ce conflit entre l’État turc et le PKK — considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, par les États-Unis et par l’Union européenne — n’a pourtant rien de nouveau. La Turquie a mené une guerre civile pendant 30 ans contre les séparatistes, jusqu’à un cessez-le-feu historique décrété en 2013. De nombreux habitants de Sur sont des Kurdes déplacés par ce conflit.

Le processus de paix a été rompu en juillet dernier. Les séparatistes kurdes ont intensifié leurs attaques, tuant au moins 31 policiers et soldats en septembre, tandis que les forces turques bombardaient des bases du PKK dans le nord de l’Irak. Dans les villes à majorité kurde comme Diyarbakir et Cizre, des activistes affiliés au PKK ont creusé des tranchées et construit des barricades, placé des tireurs embusqués et utilisé des roquettes et des engins explosifs improvisés pour accueillir les chars de l’armée et son artillerie lourde.

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Les forces de sécurité turques et les milices proches du PKK s’affrontent dans les rues de Diyarbakir

Au moins 220 civils kurdes ont été tués au cours de six derniers mois, selon le Parti démocratique des peuples (HDP), parti d’opposition prokurde. Selon les autorités turques, 246 agents des forces de sécurité ont été tués dans des affrontements, des bombardements et des embuscades au cours de cette même période. 

Déplacements

Hamide Arik était chez elle, à Sur, avec son mari et sa fille de deux ans quand les combats se sont intensifiés début décembre.

Pendant trois jours, les violences ont fait rage autour de chez eux. « Nous avions de l’eau, mais pas d’électricité. La nourriture dans notre réfrigérateur s’est avariée », a-t-elle dit à IRIN.

« Nous étions terrifiés. Nous n’osions pas regarder par la fenêtre et [nous] avons mis notre canapé devant la porte vitrée du balcon pour nous protéger. »

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Hamide Arik et ses deux enfants partagent maintenant un deux-pièces avec six autres membres de leur famille

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Les ruines de la maison d’Arik, à Sur

Ils ont profité d’une levée du couvre-feu de quelques heures pour s’échapper, laissant leurs biens dans cette bâtisse en pierre de trois étages où son mari et le père et le grand-père de celui-ci avaient tous grandi. L’ancien poste de contrôle ottoman n’est plus que décombres, tout comme la mosquée adjacente, vieille de 400 ans.

Mme Arik est hébergée avec sa famille par des proches : une semaine dans l’appartement de sa mère, l’autre chez sa sœur. Ils suivent l’évolution des combats sur leurs téléphones mobiles. Selon les informations disponibles, seuls seraient restés dans Sur les personnes âgées ou celles qui n’ont pas les moyens de partir.

« J’avais une vie correcte », a regretté Mme Arik. « Maintenant, je vis comme une nomade. »

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Les combats dans le sud-est de la Turquie ont fait des dizaines de milliers de déplacés

La semaine dernière, les déplacements se sont multipliés à Diyarbakir.

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Des habitants de Sur avec tous les biens qu’ils ont pu emporter

Les habitants avaient prévu une manifestation contre les couvre-feux de 24 heures à Sur, qui leur interdisent de quitter les zones en état d’urgence et rendent extrêmement dangereuse toute incursion dans les rues du district. Mais des combats ont éclaté et l’État a étendu le périmètre du couvre-feu. Tout comme M. Tanlikulu, des milliers de familles kurdes se sont ruées hors de la vieille ville, emportant ce qu’elles pouvaient, tandis que des tirs résonnaient derrière elles.

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Une famille déplacée avec ses perruches

Aide humanitaire insuffisante

Aucun camp n’ayant été mis sur pied pour les déplacés, la plupart des gens dépendent, comme Mme Arik, de la générosité de leurs proches. Ceux qui peuvent se le permettre louent un logement.

Harcun Ercan, porte-parole du cabinet du maire de Diyarbakir (élu par la population locale), a dit à IRIN que 70 pour cent des civils des secteurs touchés par les violences avaient fui.

Ces déplacements viennent s’ajouter à la pauvreté qui affectait déjà de nombreux habitants de Sur. Selon M. Ercan, la municipalité distribue des colis alimentaires et porte assistance aux familles déplacées.

De nombreux commerces ayant fermé ou été détruits, beaucoup n’ont plus les moyens de louer un logement. Ceux qui pouvaient se le permettre se sont quant à eux retrouvés dans des appartements vides, sans matelas ni appareils électroménagers.

« La situation est terrible, » a dit M. Ercan.

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Ibrahim Cengis ne peut plus travailler depuis qu’il a fui sa maison et son atelier de menuiserie à Sur il y a trois mois

Aucune organisation internationale n’a offert son aide pour l’instant. Le gouvernement central a promis de verser 3 000 livres turques (environ 1 000 dollars) d’indemnisation aux commerçants déclarés. Or, selon M. Ercan, la plupart des activités de Sur ne sont pas immatriculées au registre du commerce. Des sources au sein du gouvernement ont dit à IRIN qu’un programme visant à verser 1 000 livres par mois aux déplacés était en cours de discussion.

Les représentants du gouverneur de Diyarbakir, nommé par le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, n’ont pas répondu aux demandes de commentaires d’IRIN. Les autorités turques ont cependant dit à plusieurs reprises que leur combat contre le PKK faisait partie de la lutte contre le terrorisme. Les activistes prennent souvent pour cible des policiers ou des soldats et l’AKP accuse les insurgés d’infiltrer des zones civiles pour se cacher et fomenter un soulèvement de masse.

Le Premier ministre Ahmed Davotuglu a dit qu’il commencerait une visite des provinces du sud-est cette semaine et qu’il rencontrerait la population kurde locale pour discuter de ses préoccupations. 

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Fahriye Cukur pense que le corps de sa fille gît toujours dans une rue de Sur

Châtiment collectif ?

De nombreux Kurdes sont en colère contre ce qu’ils considèrent comme une intransigeance de la part du gouvernement face au désespoir des civils. Fahriye Cukur a passé des journées sur la scène d’une salle publique de Diyarbakir, agrippée à la photographie de sa fille de 16 ans, Rozerin. Avec d’autres mères, elle demande aux autorités de leur rendre le corps de leurs enfants qui, selon elles, sont en train de se décomposer dans les rues de Sur.

Encore lycéenne, sa fille préparait ses examens d’entrée à l’université, piégée dans Sur par les combats et par le couvre-feu. Selon des témoins, un tireur embusqué des forces du gouvernement lui aurait tiré une balle dans la tête. IRIN n’a pas pu confirmer cette accusation.

« Ça fait 20 jours que son corps gît dans la rue », s’indigne Mme Cukur.

À Cizre, des responsables politiques du HDP se sont déclarés en grève de la faim pour attirer l’attention sur les civils morts ou blessés qui, selon eux, ne peuvent pas être évacués à cause d’un nouveau couvre-feu.

M. Erdogan nie ces affirmations. « Ces [accusations] ne sont que des mensonges. Des ambulances sont sur places, prêtes à intervenir à tout moment », a-t-il dit la semaine dernière. []

Selon M. Davotuglu, aucun corps n’est laissé à l’abandon dans les rues. « J’ai publié un décret gouvernemental annonçant que toute dépouille qui ne serait pas prise en charge par sa famille sous trois jours serait enterrée par l’État. » 

Pour Andrew Gardner, chercheur sur la Turquie à Amnesty International, les déplacements à long terme sont préoccupants. De plus en plus de maisons et de boutiques sont détruites dans le sud-est. M. Gardner a lui aussi entendu parler de violations.

« Ce sont des quartiers résidentiels densément peuplés où des chars sont utilisés et de l’artillerie lourde qui va faire des victimes parmi les citoyens ordinaires », a-t-il dit en faisant référence à des allégations selon lesquelles les forces de sécurités agiraient de manière irréfléchie ou s’attaqueraient à des civils.

« Nous savons que de nombreuses personnes qui ne portaient pas d’armes ont été tuées ou blessées — des enfants, des femmes, des personnes âgées qui [ne correspondent pas] au profil habituel du combattant. »

Selon M. Gardner, les civils des secteurs concernés par le couvre-feu ont besoin de soins médicaux et de nourriture, mais n’y ont pas accès. Les coupures d’eau, d’électricité et de réseau Internet mobile deviennent courantes dans les zones kurdes du sud-est de la Turquie.

Deux discours bien différents ont pris forme.

D’un côté, M. Davotuglu a affirmé que « mis à part à Sur, la vie suit son cours normal dans le reste de Diyarbakir. » 

De l’autre, selon M. Gardner, « tout cela commence à ressembler à un châtiment collectif. »

Fahriye Cukur, qui attend toujours de pouvoir enterrer sa fille, est du même avis. « Ils tuent nos enfants. Notre seul crime est d’être kurdes. »

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Des habitants de Silvan, dans la province de Diyarbakir, sont revenus dans leurs maisons criblées de balles après la levée du couvre-feu en novembre

Édité par Annie Slemrod et Andrew Gully